
Extrait du Hors Série de Sciences & vie, n° 232, septembre 2005,
Au nom du Groupe de Gwen-Haël Denigot
Nous savons tous que nous fonctionnons avec les autres tantôt sur un mode individuel tantôt sur un mode social. Un certain nombre de nos opinions sont fondées sur notre croyance que le groupe (familial, social, politique, religieux, etc.) auquel nous appartenons pense ceci ou cela. Mais pour la majorité des individus et des chercheurs en sciences sociales, les émotions sont du strict domaine subjectif, intime et incommensurable. C'est contre cet a priori que des chercheurs en psychologie sociale se sont élevés dernièrement, montrant que nombre de nos émotions ressenties le sont en tant que membres de groupes (déjà constitués). « Parce que nous sommes insérés socialement dans des groupes, quand celui-ci est atteint dans son intégrité, ses intérêts, ses objectifs ... nous réagissons émotionnellement en tant que membre et non en tant qu'individu», affirme Vincent Yzerbyt, professeur à l'Université catholique de Louvain.
Ces émotions de groupe, conséquences de nos appartenances sociales ne diffèrent pas fondamentalement des émotions individuelles. Dégoût, colère, peur, joie ... sont construits sur la même base que les émotions individuelles: la colère, par exemple, renvoie à une obstruction dans les objectifs. Les émotions de groupe peuvent même être classées avec précision dans les relations intergroupes. La différence, c'est que l'évaluation de la situation n'est pas faite eu égard à des ambitions personnelles mais à des objectifs de nature groupale. Si à tel instant je ne m'étais pas conçu comme appartenant à ce groupe, je n'évaluerais pas la situation de la même manière.
Contrairement aux émotions collectives, ces émotions de groupe peuvent être vécues par un individu isolé en lien symbolique avec son groupe d'appartenance. On peut ressentir une émotion en tant que Français en regardant un match de football tout seul à la télévision. Car les groupes sociaux auxquels nous appartenons sont largement imaginaires. On ne passe pas son temps à se concerter avec tous les membres des groupes auxquels on pense appartenir pour savoir comment réagir! « Les individus sont d'ailleurs souvent mal informés sur la manière réelle dont les autres membres du groupe réagiraient, ils fonctionnent en fait sur des postulats », fait remarquer le Pr. Yzerbyt, pour qui nos émotions sociales sont liées à la «construction imaginaire de normes de réaction». Ce qui n'empêche pas que la manifestation d'émotions communes, comme des mêmes pensées, permette de confirmer son appartenance à un groupe et de profiter de tous ses avantages psychologiques et matériels.
Nous vivons donc dans un monde que nous interprétons à partir de nos appartenances sociales la plus grande partie du temps; et seulement, parfois, avons-nous des réactions émotionnelles et des opinions individuelles, uniques. Comment reconnaître ces dernières, sachant que sur un plan phénoménologique, si nous avons toujours plusieurs identités en puissance, nous n'en exprimons qu'une à la fois? Lorsqu'on ressent une émotion basée sur le groupe ne pouvons-nous pas avoir de réaction individuelle en même temps? Vaste question qui relève du lent apprentissage de soi-même et de la liberté d'esprit, dont la philosophie et la psychologie, voire la psychanalyse, sont plus à même de tracer les voies.
Plus intéressante pour la psychologie sociale est l'observation des identités multiples qui nous traversent, ce qui nous fait regarder le monde de façons différentes. Dans notre appréhension du monde, dans l'évaluation de notre environnement, et, partant, dans nos réactions émotionnelles, nous pouvons changer de casquette continûment. N'est-ce pas là source d'émotions contradictoires voire de comportements proches de la schizophrénie? ! Ce serait trop demander au cerveau humain! « En tant que psychologues sociaux, nous n'avons pas l'impression que les gens soient conscients des contradictions qu'impose parfois le fait d'endosser des identités différentes. Ce sont les mêmes qui ont voté non au référendum sur l'Europe et qui sont allés au concert de Live 8 le lendemain pour aider les pays d'Afrique, alors qu'on peut se demander si le fait de vouloir payer plus cher les produits importés d'Afrique n'est pas contradictoire avec la volonté de conserver un style de vie finalement très privilégié. Les mêmes qui vont manifester contre les délocalisations et prôner l'aide aux immigrés. » On est rarement conscient de ses propres contradictions, surtout lorsqu'on se place, non sur le plan des opinions mais sur celui des émotions, réputées, à tort, d'être pure expression de notre individualité. La prochaine fois que nous ressentirons joie ou colère à l'annonce d'un événement, posons-nous la question de l'origine de cette émotion. Quelques surprises à l'horizon!
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