
"Adolescence"
Œuvre du Sculpteur Jules Herbays (1866-1940)
élève de Jef Lambeaux
(1852-1908)
Extrait de la revue Philosophie Magazine, n°10, Juin 2007
Propos de Jean-Claude Quentel,
sciences du langage
L’enfant peut connaître la souffrance au même titre que l'adolescent et l'adulte, mais pas de crise existentielle au sens propre; il représente plus un enjeu existentiel pour les adultes qui l'entourent. L’adolescence est, en revanche, le moment où on voit surgir la crise existentielle. C'est même l'âge par excellence de la crise, où l'homme inaugure, tant du point de vue subjectif que social, le dépassement d'un état de totale dépendance en même temps que la confrontation à soi-même. La forme sous laquelle cette crise se manifeste est cependant fonction de la place que la société réserve à l'enfance et à l'adolescence. Et on imagine bien que, dans une société comme la nôtre où l'enfance est l'objet d'un investissement sans précédent, sous la forme contradictoire d'une demande précoce d'autonomie et d'une très forte protection, il soit d'autant plus difficile pour l'adolescent de s'en arracher.
Quels sont les traits spécifiques de la crise de l'adolescence ? Aujourd'hui quels en sont les symptômes les plus manifestes? C'est d'abord le suicide qui inquiète: son taux est en régulière augmentation, bien que la mortalité soit faible au regard de ce qui se passe en fin de vie, par exemple. En fait, l'adolescent ne cherche pas sa disparition à travers le suicide, mais une confrontation à un réel qui paraît d'autant plus lui échapper qu'il se voit de plus en plus tardivement en mesure d'assumer des responsabilités sociales. Le suicide répond au vécu prégnant de l'absence de consistance de son être. À travers cet acte, l'adolescent vient en quelque sorte expérimenter la vacuité de son existence, ce que la philosophie appelle la « contingence". Au-delà du suicide, le moment de l'adolescence connaît des formes de mises à l'épreuve de soi-même qui semblent plus alarmantes qu'auparavant. Les prises de risque ont toujours existé à cet âge, et il est pour une part normal et nécessaire que l'adolescent essaie de mesurer ses propres limites. Mais ces comportements ont dorénavant ceci de particulier qu'ils se déroulent dans des domaines échappant totalement au monde des adultes, comme dans les rave-parties, par exemple. Du coup, l'adolescent ne trouve plus dans son environnement de quoi encadrer ces expérimentations et les éventuels dérapages qu'ils entraînent. De la même manière, on peut comprendre une autre conduite inquiétante: l'anorexie. Elle concerne essentiellement les filles mais aussi de plus en plus de garçons. Ces expérimentations s'offrent pour l'adolescent comme une possibilité de démontrer qu'il exerce un contrôle sur lui-même, une maîtrise de soi, en même temps qu'une emprise sur son entourage.
L’adolescence est incontestablement l'âge des premières crises existentielles. On peut surtout soutenir qu'elle est au principe de la crise existentielle, telle que l'homme va pouvoir la connaître tout au long de sa vie : ce qu'éprouve l'adolescent, c'est une forme de division, de distance avec soi-même, un conflit interne entre l'enfant qu'il était naguère (et qu'il continue malgré tout d'être: l'homme ne cesse, jusqu'à la fin de ses jours, de porter son enfance en lui) et l'adulte qu'il est dorénavant, du moins virtuellement (puisqu'il ne lui est pas permis de mettre à l'épreuve les capacités nouvelles dont il dispose). Un tel conflit ne s'extériorise pas nécessairement dans des rapports difficiles avec l'entourage, mais il trouve matière à s'exercer dans les relations dans lesquelles le jeune entre, et aussi dans les conditions de vie qui lui sont faites. Dessaisi de son enfance, il ne peut donner de consistance à son être que dans la confrontation avec son entourage et la société. Or plus la société elle-même se cherche, moins elle aide l'adolescent à se trouver. Celui-ci a, dès lors, d'autant plus de peine à opposer au sentiment de son inconsistance un soi étayé sur des repères qui tiennent et qui s'élaborent dans des relations fiables, riches d'avenir.
Création sociale, l'adolescence constitue en fin de compte le prototype même de l'effacement d'un seuil et des rites de passage qui l'accompagnaient. Surtout, elle s'articule aujourd'hui autour d'un paradoxe de plus en plus fort: d'une part, au nom d'une outrageante confusion entre le mineur et l'enfant, l'adolescent est de plus en plus ravalé au rang de ce dernier; d'autre part, autant on protège l'enfant, autant on exige de l'adolescent, d'un point de vue légal notamment, d'assumer une responsabilité dont on lui refuse les moyens. Il y a indéniablement là de quoi accentuer la division et l'étrangeté de son être.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire