Paradoxale Indépendance


"Sourires au-delà des souffrances."
Image de MSF (1998) prise dans le petit village d’Ajiep dans l'Etat du Bahr el-Ghazal (Sud Soudan). En juillet 1998, les organisations humanitaires faisaient état de
120 morts par jour dans ce village.






Extrait de la revue L'Histoire, Mensuel N° 311 - Juillet-Aout 2006:
"Afrique, l'introuvable guerre ethnique"
Entretien de la journaliste Héloïse Kolebka avec Roland Marchal
chargé de recherche au CNRS/CERI (Centre d'études et de recherches internationales).


H. K. : On a l'impression qu'en Afrique, à peine soulevé le couvercle de la colonisation, les conflits commencent. Pourquoi? Les frontières ont-elles été mal tracées?

R. M.: Mais toutes les frontières sont artificielles! Les nôtres aussi ont souvent été imposées par le fer et le feu, sans aucune logique naturelle.
Les guerres civiles qui ont éclaté en Afrique après l'indépendance ne visent pas, en général, à remettre en cause les frontières; le but en est l'État imposé par le colonisateur, dans les frontières qu'il laisse. Il s'agit donc bien d'une victoire de la forme étatique. Disons-le: une remise en cause radicale des frontières aurait sans doute été beaucoup plus belligène.
Le Biafra, au Nigeria, représente sur ce point une exception: les rebelles de la région Est, qui a proclamé son indépendance en 1967, visent une sécession et la création d'un nouvel État - sans succès : les forces séparatistes capitulent en 1970. De même, l'Érythrée, fédérée à l'Éthiopie en 1952, n'a jamais accepté l'annexion officialisée en 1961.
On a également parfois accusé les frontières dessinées du temps de la colonisation d'avoir fractionné des ethnies; une séparation qui serait le ferment de guerres futures. En fait les frontières ont façonné à l'intérieur de mêmes groupes ethniques des identités différentes. Les logiques nationales ont le plus souvent coexisté avec des solidarités ethniques

H. K. : Finalement, si ce n’est ni pour des questions étiques, ni pour des questions de frontières, ni pour des questions idéologiques, pourquoi tant de pays africains basculent-ils dans la guerre?

R. M. : Il faut dire, d'abord, qu'il est difficile de sortir de la guerre. Ensuite, les facteurs que vous citez entrent éventuellement en jeu, mais on ne peut en effet s'y limiter. Au Tchad, des révoltes paysannes éclatent en 1965 parce que les impôts sont trop lourds. C'est dans un second temps que des intellectuels organisent la rébellion. C'est ainsi que le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) a été créé en 1966 au Soudan. Ensuite c'est l'engrenage.
Phénomène courant dans les guerres il arrive qu'on choisisse un mouvement armé non parce qu'il est le meilleur mais parce qu'on n'a pas le choix. Si votre voisin choisit tel camp et que vous ne l'aimez pas, vous allez choisir l'autre camp. Ou si tel mouvement occupe votre zone, soit vous fuyez, soit de facto vous y entrez. L'engagement dans un conflit n'est pas toujours un choix positif et il ne correspond pas toujours à des indicateurs idéologiques ou ethniques.
Les conditions de recrutement jouent également. On mobilise parfois les chefs «traditionnels» qui réunissent leur village et cherchent à convaincre des jeunes gens de rejoindre le mouvement. Et puis, dans toutes les guerres, les anciennes comme les nouvelles, il y a toujours des recrutements forcés.
Mais il ne faudrait pas négliger les revendications politiques. Beaucoup s'engagent dans la guerre pour changer des situations qu'ils jugent intolérables.
Revendication politique par excellence : la demande de plus de démocratie. Le début des années 1990, a été une grande période d'espoir; beaucoup ont cru que les autocrates partiraient, qu'un véritable multipartisme serait introduit. Ces espoirs ont été déçus: les élites n'ont guère changé pas plus que le fonctionnement politique. Cela a créé une énorme frustration qui a pu conduire à une radicalisation de la violence et parfois même à la guerre civile. Le Tchad, aujourd'hui, constitue un exemple de l'échec de la démocratisation et du possible retour de la guerre civile. La France aurait tout à gagner à y encourager le processus démocratique ...
A chaque fois, ce que reflète la guerre civile c'est l'absence d'un État légitime. Ce que j'ai vu en Somalie me semble assez représentatif. J'y suis allé en 1991, en pleine guerre civile, et me suis rendu dans les zones rurales. J'ai demandé aux gens quels étaient les besoins. Je pensais qu'ils me parleraient de munitions, de nourriture, de visa. On m'a répondu: un État, une force neutre reconnue comme telle, qui puisse dire le droit et puisse arrêter l'escalade d'un conflit.
Il y a un besoin d'État en Afrique; tout le monde y rêve d'un État, pas forcément riche, mais juste. C'est une belle victoire de l'État, une demande d'une autorité supérieure qui transcende les groupes ethniques et les classes sociales. Mais une victoire paradoxale car la plupart des combattants ne sont pas pour autant prêts à faire les compromis que nécessitent son existence.

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