
Photo prise par Mikhail Evstafiev pendant la guerre en 1992, à Sarajevo, dans la Bibliothèque Nationale partiellement détruite.
J. S.: La manière dont monte le processus de guerre varie d'une région à l'autre, d'un village à l'autre. On ne peut pas généraliser. Dans mon livre je parle notamment du film remarquable de l'anthropologue norvégienne Tone Bringa, We are all Neighbors, réalisé en 1993 dans un petit village de Bossnie situé à 25 kilomètres environ de Sarajevo surnommé « Dolina ». On y voit deux vieilles femmes boire le café ensemble. Elles sont voisines depuis quarante ans, une Musulmane et une Croate, et jurent que jamais rien ne les séparera. Puis on entend la guerre, qui vient de l'extérieur du village, se rapprocher, avec les bruits des canons. Tout commence à changer: la peur s'installe. Les deux vieilles femmes finissent par rester chacune chez elles.
Dans la guerre civile d'abord vient la peur. Vous commencez à moins bien dormir, vous avez des insomnies récurrentes et l'hyper vigilance modifie le rapport au temps. Puis le rapport à l'espace est lui aussi complètement bouleversé et redéfini : il y a les endroits très dangereux - par exemple, à Sarajevo, l'avenue principale, qu'on appelait la «Sniper Alley» - et ceux, on contraire, qu'on considère encore comme des abris sûrs. Surtout, c'est le rapport aux autres qui change. Dans cette situation une question s'impose: « tu es croate ou tu es serbe? ». Vous êtes assigné à ce critère identitaire, et votre personnalité est écrasée. Vous étouffez.
Dans les villages les hommes deviennent alors des soldats. La défense territoriale avait été une invention de Tito pour se défendre contre les Soviétiques. Placée sous le contrôle des républiques, elle était fondée sur la mobilisation armée de civils, dans les villages, dans les usines, dans les écoles, en cas d'agression soviétique. En 1991-1992 cette défense territoriale a servi de cadre à la mobilisation armée des civils. Au début de la crise les jeunes manifestaient un certain enthousiasme à se transformer en défenseurs de leur groupe, de leur territoire.
Puis quand l'armée ennemie entre dans le village bosniaque de Dolina, c'est l'armée croate, elle brûle, pille, détruit les maisons des Musulmans. Il est alors en effet possible que des civils croates du village donnent un « coup de main» quand les militaires arrivent. Ils n'en auront pas été pour autant initiateurs: pour eux aussi la guerre vient de l'extérieur.
Mais la logique de la guerre entraîne les individus, mêlant mobiles publics et intérêts privés: par exemple des ressentiments amoureux peuvent resurgir, et soudain on est prêt à violer la jeune fille qui nous repoussait. Ou quand la milice arrive, on en profite pour voler les biens du voisin.
S. N. : Comment expliquer toutes ces atrocités de la guerre civile?
J, S.: Par définition la guerre civile est une guerre de proximité, c'est dire une guerre qui implique un face-à-face, un corps-à-corps, où vous êtes proche physiquement de votre ennemi. Cette proximité produit de l'atrocité, du massacre. Parce que celui qui est en face de vous, que l'on vous a présenté comme un ennemi, a terriblement face humaine, et vous ressemble. Alors vous en rajoutez dans l'horreur pour détruire au plus vite ce qu'il y avait d'humain dans l'autre. Le processus de destruction est une mise à distance de l'humanité de l'autre. Tout cela, on le retrouve en Croatie et en Bosnie dans la destruction des non-combattants. Pour comprendre comment on en arrive à ces atrocités-là, il faut se rappeler que tout un imaginaire de la destruction a préparé les tueries.
Il faut enfin dire que, dans l'acte atroce, on exprime quelque chose de son groupe. Les tueurs redonnent du sens à l'acte même de barbarie, en signant leur crime de l'identité du groupe. Ce peut être, par exemple, la manière de disposer les corps. Dans le cas de l'ex-Yougoslavie, c'est l'égorgement au couteau, typique d'une pratique agricole, qui domine chez les Serbes et les Croates.
Au milieu de toutes ces atrocités il ne faudrait pas oublier les « Justes ». Pendant la guerre la petite fille de Tito, Svetlana Broz, a recueilli les témoignages de ceux qui s'entraidaient et prenaient des risques pour protéger des Musulmans de Bosnie. On a vu des accords entre villages, et des villages -même s'ils sont l'exception - où l'on a refusé de laisser entrer les miliciens. Je pense aussi à la ville de Tuzla, dont le maire, Selim Beslagic, musulman, n'est pas rentré dans le jeu et a refusé les discours nationalistes.
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