Cicatrices Intérieures





" Cain Murdering Abel"
Œuvre de 1610 du peintre
Bartolomeo Manfredi
(1580-1622)






Extrait de la revue L'Histoire, Mensuel N° 311 - juillet 2006:
"Mes cicatrices intérieures"
Souvenirs de l’écrivain français Michel Janicot del Castillo


Remaniés, transformés, les souvenirs sont l'écume de la mémoire. Il existe pourtant une autre mémoire, celle du corps; c'est elle que je retrouve dès que ces mots frappent mes oreilles: guerre civile.

Ils réveillent la faim obsédante, le froid, plus terrible encore, de ces hivers noirs, avec leurs canonnades incessantes, leurs sirènes hurlantes, avec ces apnées de terreur qui, dès qu'une voiture dévalait la rue Goya, figeait les grandes personnes dans une attente épouvantée. Elle me restitue cette mémoire ténébreuse, un chaos d'impressions: les miliciennes avec leur fusil à l'épaule, les soldats hirsutes et dépenaillés, les cris des haut-parleurs, les enterrements solennels, les hymnes et les chansons, les maisons éventrées, les ruines fumantes, les queues devant les boutiques, les enfants squelettiques: «Camarade, un peu de pain! », et ces vieilles femmes courant vers les bouches du métro, les yeux levés vers le ciel où se détachaient les escadrilles des bombardiers allemands et italiens en formations impeccables, magnifiques oiseaux de mort dans le bleu fulgurant de la Castille. Elle me rend, cette mémoire chamelle, les chuchotements angoissés des grandes personnes: « Par qui ont-ils été arrêtés? Si c’est la FAI, ils sont fichus. Si ce sont les communistes, on n'est pas près de les revoir. Si c'étaient des socialistes, on peut se renseigner », tantôt hurlant des insultes furieuses, des accusations abominables, guerre dans la guerre, bataille sauvage livrée dans l'intimité des maisons.

C’est cela, une guerre civile: la détestation à mort du frère pour la sœur, de la mère pour la fille. C'est cela, la vraie guerre, dès qu'on oublie les récits de la mémoire utile et de l'Histoire rangée: les assassinats sordides, les enlèvements, les cachots secrets, les sinistres« paseos », les cadavres abandonnés dans la Casa dei Campo, les parloirs des prisons bondées, avec ces foules hurlantes; et moi, à 3 ans, accroché aux barreaux, criant« Maman! Mamita », me débattant entre deux miliciennes.

Socialistes de Largo Caballero contre socialistes de Prieto, les deux camps dressés contre les républicains d'Azafia, anarchistes contre communistes, staliniens contre tous les gauchistes, un déferlement de vengeances et de crimes. Avec, pour tous, la peur au ventre: les requetes de Mola, les légionnaires et les Maures de Franco, leur tranquille et impassible répression.

C'est, pour un enfant d'à peine 6 ans, la route de l’exil dans une nuit gelée, en mars 1939, remplie de l'écho de la bataille perdue, avec, dans les voitures, cette peur sourde: « Tiendront-ils ? » et, à chaque barrage, la question angoissante: «Qui est-ce? Les nôtres?» Puis, dans les lueurs d'une aube surnaturelle, ces foules désemparées, vindicatives et terrorisées, entassées sur le quai devant le dernier cargo anglais surchargé de réfugiés. Et pour finir, la côte qu'on regarde s'éloigner dans un hébétement incrédule. Des cicatrices intérieures, oui: la peur, la faim, le froid, l'inguérissable mélancolie. Mais surtout l'aversion des idéologies, du lyrisme et du pathos. J'entendrai plus tard les récits, je lirai les plaidoyers et les apologies, République, fascisme; je tenterai de m'y accrocher. Mon corps chaque fois me rappelait au désordre sanglant: où donc, dans ce Madrid de guerre, se trouvait la République? Son gouvernement avait fui; les anarchistes la rejetaient au nom de leur pureté révolutionnaire; les socialistes de Largo Caballero s'unissaient aux communistes qui la défendaient en attendant de pouvoir l'étrangler. Dans les rues de la capitale, ce ne sont pas les portraits d’Azana ou de Negrin que je voyais, mais ceux, immenses, de Marx, de Lénine et de Staline. De l'autre côté, carlistes, catholiques, phalangistes vouaient à cette Gueuse honnie une haine véritablement démente.

Autre cicatrice intérieure : mon corps a compris combien la liberté est fragile, détestée par ceux qui prêchent l'égalitarisme, méprisée par les partisans de l'ordre, haïe par les hommes de tradition. Chacun s'invente les meilleures raisons, les plus généreuses, pour consentir à sa mort. C'est dans cette douleur obscure que j'écris, depuis l'âge de 20 ans, attentif aux mouvements de mon corps, sceptique devant les échafaudages de la raison.

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