
“Triple autoportrait”
Oeuvre de 1960 de l'illustrateur et peintre
Norman Rockwell(1894-1978)
Texte de Maurice Merleau-Ponty «Eloge de la Modernité» (1948)
Causeries n°1: Le monde perçu et le monde de la science
Anthologie sonore de la pensée française: Disque 6
Ecouter le texte lu par l'auteur
Ceci est particulièrement vrai en France. C’est un trait non seulement des philosophies françaises mais encore de ce qu’on appelle un peu vaguement l’esprit français, de reconnaître à la science et aux connaissances scientifiques une valeur telle que toute notre expérience vécue du monde se trouve d’un seul coup dévalorisée. Si je veux savoir ce que c’est que la lumière, n’est-ce pas au physicien que je dois m’adresser ? N’est-ce pas lui qui me dira si la lumière est, comme on l’a pensé un temps, un bombardement de particules incandescents, ou, comme on l’a cru aussi, une vibration de l’éther, ou enfin, comme l’admet une théorie plus récente, un phénomène assimilable aux oscillations électromagnétiques ? À quoi servirait-il ici de consulter nos sens, de nous attarder à ce que notre perception nous apprend des couleurs, des reflets et des choses qui les portent, puisque, de toute évidence, ce ne sont là que des apparences, et que seul le savoir méthodique du savant, ses mesures, ses expériences peuvent nous faire sortir des illusions où vivent nos sens et nous faire accéder à la vraie nature des choses ? Le progrès du savoir n’a-t-il pas consisté à oublier ce que nous disent les sens naïvement consultés et qui n’a pas de place dans un tableau vrai du monde. Le monde vrai, dira le savant, ce ne sont pas ces lumières, ces couleurs, ce spectacle de chair que me donnent mes yeux, ce sont les ondes et les corpuscules dont la science me parle et qu’elle retrouve derrière ces fantasmes sensibles.
Descartes disait même que le seul examen des choses sensibles, sans recourir aux résultats des recherches savantes, me permet de découvrir l’imposture de mes sens et m'apprend à ne me fier qu’à l’intelligence. Je dis par exemple que je vois un morceau de cire. Mais qu’est-ce donc au juste que cette cire ? Assurément, ce n’est ni la couleur blanchâtre, ni l’odeur de fleur qu’elle a peut-être encore gardée, ni cette mollesse que mon doigt sent, ni ce bruit mat que fait la cire quand je la laisse tomber. Rien de tout cela n’est constitutif de la cire, puisqu’elle peut perdre toutes ces qualités sans cesser d’exister, par exemple si je la fais fondre et qu’elle se transforme en un liquide incolore, sans odeur appréciable et qui ne résiste plus à mon doigt. Je dis cependant que la même cire est encore là. Comment faut-il donc l’entendre ? Ce qui demeure en dépit du changement d’état, ce n’est qu’un fragment de matière sans qualités, et à la limite une certaine puissance d’occuper de l’espace, de recevoir différentes formes, sans que ni l’espace occupé ni la forme reçue soient aucunement déterminés. Voilà le noyau réel et permanent de la cire. Or il est manifeste que cette réalité de la cire ne se révèle pas aux sens tout seuls, car eux m’offrent toujours des objets d’une grandeur et d’une forme déterminées. La vraie cire, dit Descartes, ne se voit donc pas par les yeux. On ne peut que la concevoir par l’intelligence. Quand je crois voir la cire de mes yeux, je ne fais que penser à travers les qualités qui tombent sous les sens la cire toute nue et sans qualités qui est leur source commune. Pour Descartes, donc, et cette idée est demeurée longtemps toute-puissante dans la tradition philosophique française, la perception n’est qu’un commencement de science encore confuse. Le rapport de la perception à la science est celui de l’apparence à la réalité. Notre dignité est de nous en remettre à l’intelligence qui nous découvrira seule la vérité du monde.
Quand j’ai dit tout à l’heure que la pensée et l’art moderne réhabilitent la perception et le monde perçu, je n’ai naturellement pas voulu dire qu’ils niaient la valeur de la science, soit comme instrument du développement technique, soit comme école d’exactitude et de vérité. La science a été et reste le domaine où il faut apprendre ce que c’est qu’une vérification, ce que c’est qu’une recherche scrupuleuse, ce que c’est que la critique de soi-même et des préjugés propres. Il était bon qu’on attendît tout d’elle dans un temps où elle n’existait pas encore. Mais la question que la pensée moderne pose à son égard n’est pas destinée à lui contester l’existence ou à lui fermer aucun domaine. Il s’agit de savoir si la science offre ou offrira une représentation du monde qui soit complète, qui se suffise, qui se ferme en quelque sorte sur elle-même de telle manière que nous n’ayons plus aucune question valable à nous poser au-delà. Il ne s’agit pas de nier ou de limiter la science ; il s’agit de savoir si elle a le droit de nier ou d’exclure, comme illusoires, toutes les recherches qui ne procèdent pas comme elle par mesures, comparaisons et ne se concluent pas des lois telles que celles de la physique classique. Non seulement cette question-là ne marque aucune hostilité à l’égard de la science, mais encore c’est la science elle-même, dans ses développements les plus récents, qui nous oblige à la poser et nous invite à répondre négativement.
Car, dès la fin du XIXème siècle, les savants se sont habitués à considérer leurs lois et leurs théories non plus comme l’image exacte de ce qui se passe dans la Nature, mais comme des schémas toujours simples que l’événement naturel, destinés à être corrigés par une recherche plus précise, en un mot comme des connaissances approchées. Les faits que l’expérience nous propose sont soumis par la science à une analyse dont on ne peut pas espérer qu’elle soit jamais achevée puisqu’il n’y a pas de limites à l’observation, qu’on peut toujours l’imaginer plus complète ou exacte qu’elle n’est à un moment donné. Le concret, le sensible assignent à la science la tâche d’une élucidation interminable, et il résulte de là qu’on ne peut le considérer, à la manière classique, comme une simple apparence destinée à être surmontée par l’intelligence scientifique. Le fait perçu et d’une manière générale les événements de l’histoire du monde ne peuvent être déduits d’un certain nombre de lois qui composeraient le visage permanent de l’univers ; c’est inversement, la loi qui est une expression approchée de l’événement physique et en laisse subsister l’opacité. Le savant d’aujourd’hui n’a plus, comme le savant de la période classique, l’illusion d’accéder au cœur des choses, à l’objet même. Sur ce point, la physique de la relativité confirme que l’objectivité absolue et dernière est un rêve. Elle nous montre en effet chaque observation strictement liée à la position de l’observateur, inséparable de sa situation et elle rejete l’idée d’un observateur absolu. Nous ne pouvons pas nous flatter, dans la science, de parvenir par l’exercice d’une intelligence pure et non située à un objet pur de toute trace humaine et tel que Dieu le verrait. Ceci n’ôte rien à la nécessité de la recherche scientifique et ne combat que le dogmatisme d’une science qui se prendrait pour savoir absolu et total. Ceci rend simplement justice à tous les éléments de l’expérience humaine et en particulier à notre perception sensible.
Pendant que la science et la philosophie des sciences ouvraient ainsi la porte à une exploration du monde perçu, il se trouve que la peinture, la poésie et la philosophie entraient résolument dans le domaine qui leur était ainsi reconnu et nous donnaient des choses, de l’espace, des animaux et même de l’homme vu du dehors tel qu’il apparaît dans le champ de notre perception une vision très neuve et très caractéristique de notre temps.