La perception de l'idée





Clairvoyance
Painted in 1936 by
René Magritte
(1898-1967)





Extrait de l'œuvre de David Hume (1711– 1776)
"Traité de la nature humaine" (1739)
Traduction de Philippe Folliot (2006) - (version numérique)

Livre I : De L'Entendement

Partie II : Des idées d’espace et de temps

Section VI : De l’idée d’existence et de l’idée d’existence extérieure


Il n’est aucune impression ni idée d’aucune sorte, dont nous ayons conscience ou mémoire, qui ne soit conçue comme existante ; et il est évident que, de cette conscience, sont tirées la plus parfaite idée et la plus parfaite assurance de l’être. A partir de là, nous pouvons former un dilemme, le plus clair et le plus concluant qui puisse être imaginé, à savoir que, puisque jamais nous ne nous souvenons d’une idée ou d’une impression sans lui attribuer l’existence, l’idée d’existence doit soit être tirée d’une impression distincte jointe à toute perception, ou objet de notre pensée, soit être tout à fait la même chose que l’idée de la perception ou de l’objet.

De même que ce dilemme est une conséquence évidente du principe selon lequel toute idée naît d’une impression semblable, de même notre choix entre les propositions du dilemme ne fait pas plus de doute. Loin qu’il y ait une impression distincte accompagnant toute impression et toute idée, je ne pense pas qu’il y ait deux impressions distinctes inséparablement jointes. Quoique certaines sensations puissent être unies pour un temps, nous trouvons rapidement qu’elles admettent une séparation et peuvent se présenter séparément. Et ainsi, quoique toute impression et toute idée dont nous nous souvenions soient considérées comme existantes, l’idée d’existence n’est dérivée d’aucune impression particulière.

L’idée d’existence est donc exactement la même chose que l’idée de ce que nous concevons comme existant. Réfléchir simplement à quelque chose ou y réfléchir comme existant, ce ne sont pas deux choses différentes l’une de l’autre. Cette idée, quand elle est jointe à l’idée d’un objet, ne lui ajoute rien. Tout ce que nous concevons, nous le concevons comme existant. Toute idée qu’il nous plaît de former est l’idée d’un être, et l’idée d’un être est toute idée qu’il nous plaît de former.

Quiconque s’oppose à cela doit nécessairement indiquer cette impression distincte dont est tirée l’idée d’entité, et doit prouver que cette impression est inséparable de toute perception que nous croyons existante. C’est impossible, nous pouvons le conclure sans hésitation.

(...). Cette sorte de distinction est fondée sur les différentes ressemblances que la même idée simple peut avoir avec plusieurs idées différentes. Mais aucun objet ne peut se présenter qui ressemble à quelque objet en ce qui concerne l’existence et diffère des autres sur le même point, puisque tout objet qui se présente doit nécessairement être existant.

Un raisonnement semblable rendra compte de l’idée d’existence extérieure. Nous pouvons remarquer que les philosophes admettent universellement, et c’est d’ailleurs en soi assez évident, que rien n’est jamais réellement présent à l’esprit que ses perceptions, impressions et idées, et que les objets extérieurs ne nous sont connus que par les perceptions qu’ils occasionnent. Haïr, aimer, penser, toucher, voir, tout cela n’est rien que percevoir.

Or, puisque rien n’est jamais présent à l’esprit que des perceptions, et puisque toutes les idées dérivent de quelque chose qui a été antérieurement présent à l’esprit, il s’ensuit qu’il nous est impossible de parvenir à concevoir ou former une idée de quelque chose de spécifiquement différent des idées et des impressions. Fixons notre attention hors de nous autant que possible ; lançons notre imagination jusqu’au ciel ou aux limites extrêmes de l’univers ; en réalité, jamais nous n’avançons d’un pas au-delà de nous-mêmes, ni ne saurions concevoir aucune sorte d’existence que les perceptions qui sont apparues dans ces étroites limites. C’est l’univers de l’imagination, et les seules idées sont celles qui s’y produisent.

Le plus loin que nous puissions aller vers une conception des objets extérieurs, si nous les supposons spécifiquement différents de nos perceptions, c’est d’en former une idée relative sans prétendre comprendre les objets relatifs. Généralement parlant, nous ne les supposons pas spécifiquement différents, nous ne faisons que leur attribuer différentes relations, connexions et durées.