
Bertini avait un prénom, dont personne ne se servait cependant à l'exception probable de ses parents et que, de fait, personne n'était sûr de connaître, si bien qu'il n'était, socialement, que Bertini.
Il avait été de ces enfants si peu avantagés (visage sans grâce, très petite taille, timidité excessive, famille modeste) qu'il semble spontanément à leurs camarades que ce serait leur accorder un honneur qu'ils ne méritent pas et leur témoigner une cordialité imprudente que de prendre la peine de se rappeler leur prénom.
Les deux sœurs, ses voisines, disaient aussi « Bertini », mais avec une familiarité pleine de gentillesse, comme on appelle par son nom unique un brave chien.
Cette bienveillance l'encouragea à se rapprocher d'elles. Ils passèrent ensemble leurs années de collège, puis de lycée et de faculté, et jamais Bertini ne les quitta des yeux, jamais il ne put oublier longtemps l'inquiétude diffuse qu'il éprouvait au sujet de ces filles, des sœurs, les seules qu'il ait jamais connues.
Elles n'avaient qu'un an d'écart. Elles étaient si différentes l'une de l'autre que Bertini les avait prises au début pour des amies, et il continua de douter vaguement de leur lien de parenté même après qu'il eut rencontré le père et la mère de Paula et de Victoire.
La mère, une longue femme élégante, ne posait aucun Problème à l'entendement de Bertini. C'est avec le père qu'il éprouvait des difficultés, même si, au bout du compte, il était presque reconnaissant à cet homme noir d'avoir introduit dans sa vie à lui, Bertini, la saveur d'un certain mystère, lequel ne tenait pas précisément au père lui-même qui se révéla plutôt ennuyeux et commun mais à ce qu'avait produit la couleur de sa peau, d'un noir profond deux filles métisses, des sœurs, les seules que Bertini ait jamais connues.
La peau de Paula était claire, à peine dorée l'été, et ses cheveux châtains et souples comme ceux de sa mère.
Bertini comprit très tôt qu'une telle disparité n'était pas anodine, qu'elle sommait constamment, tant les sœurs elles-mêmes que leur entourage, de choisir. Il comprit qu'il était impossible d’englober dans un même sentiment, une même représentation, la fille quasi blanche et la fille presque noire.
Il se rendit compte également qu'aux yeux de tous il paraissait évident que la chance, le succès, la joie, se trouvaient rassemblés autour du front tout juste ambré et des yeux noisette de Paula, tandis qu'une sorte de déveine semblait devoir s'attacher à la sombre figure de Victoire pour le compte de qui une main malheureuse ou malintentionnée avait lancé les dés à l'instant de sa conception.
Tout aussi évidente semblait être l'idée que Paula était jolie, que Victoire ne l'était pas.
Bertini, qui ne parlait à personne à ce sujet, nourrissait en lui-même l'impression d'une duperie, d'une manipulation. Il savait, lui, que les traits réguliers et les longs yeux effilés de Victoire avaient plus de valeur, au grand marché de la beauté internationale, que le petit visage un peu étroit et pincé de Paula. Mais le teint clair de celle-ci, qui aurait pu si facilement, si logiquement, naître foncée, agissait comme une poudre d'or lancée aux yeux de qui la regardait : on ne la voyait plus qu'à travers cette poussière pailletée, flatteuse, on voyait une miraculée et son attrait n'en était que plus grand - elle était l'élément séduisant de la dualité antagoniste, puisqu'il s'agissait de sœurs, les seules que Bertini ait jamais connues.
Mais, dès le lycée, Bertini sentit que les deux sœurs avaient effectué un choix contraire à celui de l'opinion générale.
Il avait bien compris, lui, qu'on ne pouvait apprécier pareillement les deux filles, et que la préférence qu'on devait marquer pour l'une ou l'autre équivalait à une conviction politique. Proclamer qu'on trouvait plus de charme à Victoire ne signifiait pas du tout qu'on la trouvait effectivement plus intéressante. On exprimait ainsi sa propre fierté d'aller à l'encontre du jugement commun, sa propre volonté d'aimer les Noirs et de concourir à la promotion de leurs qualités, celles-ci ne pouvant se défendre toutes seules, par leur simple exposition. Incliner en faveur de Paula relevait alors d'un racisme diffus.
Mais, Bertini bien vite saisi, ceux-là même qui prétendaient aimer davantage Victoire étaient persuadés intérieurement de la beauté supérieure de Paula, comme un fait injuste mais indiscutable.
Les deux sœurs ne se considéraient pas ainsi, au grand étonnement de Bertini.
Lui qui les rejoignait chaque jour au coin de la rue pour aller au lycée et qui, ensuite, se trouvait toujours dans le sillage de l'une ou de l'autre, imperceptible et nécessaire comme une ombre, et jamais importun, il savait maintenant que ce qui les opposait le plus intensément n'était pas la couleur de leur peau ou la texture de leurs cheveux. C'était la manière dont chacune se voyait elle-même. L'unique indélicatesse qu'il ait commise fut de dire un jour à Victoire :
— C'est fou comme tu as confiance en toi !
— Je ne devrais pas ? demanda-t-elle.
Connaissant, lui, les regards qu'on portait sur elle, il eut envie de lui répondre qu'elle aurait eu toutes les raisons de ne pas se sentir aussi bien armée pour affronter l'existence que, par exemple, sa sœur Paula. Mais il comprit qu'une telle considération était parfaitement étrangère à l'état d'esprit de Victoire. Il avait parfois l'impression qu'elle était seule à ne pas remarquer sa propre couleur.
— Tu dois savoir, Victoire, que pour les autres tu es noire, lui aurait dit Bertini s'il avait pu exprimer le fond de sa pensée.
Mais il ne lui dit rien de tel. Il songeait d'ailleurs que, d'une certaine façon, elle ne l'aurait pas cru. Cela n'avait pour elle aucun sens, Bertini s'en rendait compte avec un mélange d'admiration, de gêne, de crainte pour cette fille.
— Il faudra bien, Victoire, que tu finisses par en prendre conscience, lui aurait-il dit encore s'il l'avait osé.
Mais, évoluant parmi des visages blancs majoritairement, Victoire se voyait comme eux ou, plus précisément, ne pensait jamais qu'il y avait entre ces figures et la sienne de différence notable et de nature à modifier tant soit peu sa propre manière d'apparaître aux yeux du monde.
En revanche, remarqua Bertini, Paula ne semblait jamais persuadée de son bon droit à se mouvoir naturellement dans le milieu où elle vivait, malgré l'unanime bienveillance dont elle était l'objet.
Bertini fut bientôt convaincu d'une chose : la timidité de Paula, la façon presque agressive dont elle se mettait volontairement à l'écart ou dont elle refusait toute invitation, ne tenaient pas à son caractère propre. Cette pusillanimité de plus en plus hargneuse lui était venue de l'étrange idée qu'elle n'était pas blanche, que peut-être même il lui était interdit de se réclamer de l'être et de se comporter en conséquence, avec naturel.
Oui, je suis noire, et alors? semblait clamer Paula contre toute évidence. Elle rejetait les invitations avec aigreur et mépris comme si, se disait Bertini, elle prévenait toute mauvaise blague, comme si, se disait Bertini, elle ne pouvait imaginer être réellement invitée. Victoire, elle, bien que, au début, un peu moins souvent invitée que Paula, acceptait tout sans surprise, gracieusement.
Bientôt on ne prit plus la peine ou le risque de proposer quoi que ce fût à Paula.
C'est parce que je suis noire, semblait dire alors son visage fermé, amer et dur, son visage pâle et frais.
Bertini perdit de vue Paula après la première année de faculté, car elle décrocha des études. Il resta proche de Victoire, presque collé à elle, et tâcha de la suivre pas à pas dans ses choix, tout en feignant d'imputer au seul hasard sa présence aux mêmes cours que Victoire ou dans la même résidence universitaire.
Jamais elle ne parut douter qu'elle ferait exactement ce qu'elle voulait.
Il sembla clair à Bertini, plusieurs fois, que les quelques échecs de Victoire devaient être attribués à sa couleur, que ce qu'on lui refusa ici ou là, on ne l'aurait pas refusé à une fille blanche. Mais jamais Victoire ne parut vouloir le comprendre, même le soupçonner. Du coup, face à une telle assurance, Bertini douta de ses propres conjectures. Il se dit qu'il était peut-être trop méfiant, anxieux et susceptible pour elle, cette fille qu'il aimait tant (aucune autre ne lui paraissait la valoir en quoi que ce fût).
Il se dit que, peut-être, Victoire ignorant si manifestement mais si innocemment aussi la couleur de sa peau, son refus tacite d'affecter la moindre valeur à cette modalité mélanique finissait par être, en quelque sorte, contagieux, et qu'on avait de plus en plus de peine à la voir noire à mesure qu'on la fréquentait.
Il lui demanda un jour :
—Ta sœur, Paula, qu'est-ce qu'elle devient ?
— Elle est perdue, finit-elle par dire.
— Mais pourquoi ? demanda Bertini, le cœur battant.
Pour la première fois, il lui sembla que Victoire était embarrassée. Elle éclata d'un rire bref acerbe, exaspéré.
— Elle est grotesque. Elle dit qu'elle a du sang noir, elle parle comme ça maintenant, et que les portes lui sont fermées.
— Tu n'as, pas eu, toi non plus, tout ce que tu aurais pu avoir.
Et il lui rappela dans le détail certains faits curieux, telle candidature incompréhensiblement repoussée.
À sa grande surprise, Victoire ne nia rien. Elle hocha la tête, d'accord avec tout ce qu'il avançait, seulement troublée peut-être, remarqua-t-il, qu'il fût si bien informé de tout ce qui la concernait.
— Je sais tout ça, dit-elle, tu crois que je ne m'aperçois de rien ?
— C'est tellement injuste ! s'écria Bertini.
— Et alors ?
Elle lui lança un regard dont il se dirait, plus tard, qu'il l'avait trahie à son propre insu, ou qu'il l'avait révélée telle qu'elle était vraiment, cette fille qu'il avait crue confiante, presque naïve — un regard d'une absolue dureté, d'une froideur et d'une hostilité sans égales.
Ce fut bref. Elle redevint aussitôt la fille impassible et souriante, sûre d'elle et joyeuse, qu'il avait toujours connue mais, oh, se dit Bertini désemparé, ce n'était qu'artifice, jeu social, stratégie d'évitement, était-ce vraiment cela, une tactique comme une autre pour contourner le problème que posait fatalement son apparence et auquel, peut-être, elle pensait sans cesse ?
Et quand, plus tard encore, la réussite de Victoire fut avérée (la profession qu'elle souhaitait dans les lieux auxquels elle aspirait), il demeura toujours dans l'esprit de Bertini qu'elle avait payé pour cela un prix indu, qu'elle avait été contrainte de jouer et de dissimuler bien au-delà de ce qu'on peut raisonnablement admettre.
Elle était devenue une femme implacable et sévère, sous ses dehors amènes, et en quelque sorte inaccessible car jamais elle ne se confierait, jamais elle ne laisserait entrevoir de nouveau ce qui lui avait échappé une fois en présence de Bertini.
Elle se mit d'ailleurs à le fuir. Elle lui échappa, il n'eut plus de ses nouvelles que par des tiers.
D'une certaine façon, il ne se remit jamais d'être coupé d'elle. Il la cherchait, sans s'en rendre compte, dans les rues, dans les gares, traversé d'un frisson quand il apercevait une épaisse chevelure frisée ou quand se posait sur lui, brièvement dans une foule, un regard noir et froid, désabusé, qu'il imaginait plein d'une inexplicable rancœur envers lui, Bertini — et il souffrait alors d'être un homme blanc, il lui semblait que c'était là, peut-être, ce que Victoire n'avait pu lui pardonner.
Qui saurait jamais, songeait-il, les raisons de cette fureur blessée, qui sinon lui, Bertini, qui avait tant aimé les deux sœurs, les seules qu'il ait connues ?
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