Le droit inné à l'égalité


Extrait du texte d'Emmanuel Kant (1724-1804)
"Du rapport de la théorie avec la pratique dans le droit politique"
["contre" celui de Thomas Hobbes (1588-1679) Le citoyen (1642),
où l'auteur défend la thèse du droit de seigneurie sur une
personne ainsi qu'à son héritage par testament et que ce
droit est identique à celui qu'on "acquiert" sur les bêtes... no comment
(Chap VIII: Du droit des maîtres sur leurs esclaves)]
Collection “Profil Textes Philosophiques” (2008)
dirigée par Laurence Hansen-Løve - (version numérique)


Paragraphe [9]


En effet, puisque tout droit consiste simplement dans la limitation de la liberté d’autrui à la condition qu’elle puisse coexister avec la mienne suivant une loi universelle, et comme le droit public est simplement l’état d’une législation réelle conforme à ce principe et revêtue de la puissance nécessaire, législation en vertu de laquelle tous ceux qui font partie du peuple se trouvent, comme sujets, dans un état juridique en général, c’est-à-dire un état d’égalité d’action et de réaction où une volonté limite l’autre conformément à la loi universelle de la liberté (ce qu’on appelle l’état civil) : ainsi le droit inné de chacun dans cet état (c’est-à-dire le droit qu’il possède avant tout acte juridique de sa part) relativement à la faculté de contraindre tout autre à ne jamais faire usage de sa liberté que dans les limites où elle peut s’accorder avec la mienne, ce droit est absolument égal pour tous. Or comme la naissance n’est pas un acte de celui qui naît, et que par conséquent elle n’entraîne pour lui aucune inégalité dans l’état juridique, ni aucune soumission à des lois de contrainte autres que celle qui lui est commune avec tous les autres comme sujet de l’unique et suprême puissance législative, en tant que sujet aucun membre ne peut avoir de privilège inné sur un autre co-sujet ; et personne ne peut transmettre à ses descendants le privilège de la condition dont il jouit dans le corps commun, ni par conséquent, comme si sa naissance le qualifiait pour la domination, empêcher les autres par la contrainte de s’élever par leur propre mérite aux degrés les plus élevés de la hiérarchie (du superior et de l’inferior, sans que l’un soit imperans et l’autre subjectus). Il peut léguer tout le reste, ce qui est chose (ce qui ne concerne pas la personnalité), tout ce qui peut être acquis comme propriété et aussi aliéné par lui, et produire ainsi dans une lignée de descendants une considérable inégalité de fortune entre les membres d’un corps commun (comme entre les mercenaires et celui qui les paye, entre le propriétaire foncier et le valet de ferme, etc.) ; mais il ne peut les empêcher, lorsque leur talent, leur travail et leur chance le leur permet, de s’élever à une situation semblable. Car autrement il lui serait permis de contraindre sans pouvoir être lui-même contraint à son tour par la réaction des autres, et il sortirait du rang de co-sujet. – Aucun homme vivant dans l’état juridique d’un corps commun ne peut non plus déchoir de cette égalité sinon par son propre crime, mais jamais par contrat ou par violence de guerre; car nul ne peut, par aucun acte juridique (ni le sien, ni celui d’un autre), cesser d’être propriétaire de lui-même et entrer dans la classe des animaux domestiques qu’on emploie pour tous les usages qu’on veut et qu’on maintient dans cet état sans leur consentement, aussi longtemps qu’on le veut, avec pourtant cette restriction (laquelle est même parfois sanctionnée par la religion, comme chez les hindous) qu’on ne les mutilera ni ne les tuera. On peut tenir l’homme pour heureux dans tout état, pourvu qu’il ait conscience que ne dépend que de lui-même (de son pouvoir ou de sa volonté expresse) ou de circonstances dont il ne peut faire grief à autrui, mais non de l’irrésistible volonté d’un autre, le fait qu’il ne s’élève pas au même degré que d’autres qui, étant sujets comme lui, n’ont, en ce qui concerne le droit, aucun avantage sur lui.

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