Société & Solitude






"Le Tasse dans la maison de fous"
Œuvre de 1840 du peintre
Eugène Delacroix
(1798-1863)






Quelques extraits du texte de
Ralph Waldo Emerson
« Société et Solitude »
Traduit par Marie Dugard, éd. Armand Collin 1911


Au cours de mes voyages, je me suis trouvé avec un humoriste qui avait chez lui un modelage de la Méduse de Rondanini, et qui m'assura que le nom sous lequel cette grande œuvre d'art figurait dans les catalogues était inexact ; il était convaincu que le sculpteur qui l'avait taillée la destinait à représenter la Mémoire, mère des Muses. Dans la conversation qui suivit, mon nouvel ami me fit quelques confidences extraordinaires. « Ne voyez-vous pas, » dit-il, la punition du savoir ? Ne voyez-vous pas que, pareil au bourreau du poème de Hood, chacun de ces scholars que vous avez rencontrés à S…, dût-il être le dernier homme, guillotinerait le dernier, sauf un ? » Il ajouta nombre d'observations piquantes, mais son sérieux évident retint mon attention et, durant les semaines qui suivirent, nous fîmes plus ample connaissance. Il avait des capacités réelles, un naturel aimable et sans vices, mais il avait un défaut - il ne pouvait se mettre au diapason des autres. Son vouloir avait une sorte de paralysie, si bien que quand il se trouvait avec les gens sur un pied ordinaire, il causait pauvrement et à côté du sujet, comme une jeune fille évaporée. La conscience de son infériorité la rendait pire. Il enviait aux conducteurs de bestiaux et aux bùcherons de la taverne leur parler viril. Il soupirait après le don terrible de la familiarité de Mirabeau, convaincu que celui dont la sympathie sait descendre au plus bas est l'homme de qui les rois ont le plus à craindre. Quant à lui, il déclarait ne pouvoir réussir à être assez seul pour écrire une lettre à un ami. Il quitta la ville, alla s'enterrer aux champs. La rivière solitaire n'avait pas assez de solitude ; le soleil et la lune le gênaient. Quand il acheta une maison, la première chose qu'il fit fut de planter des arbres. Il ne pouvait se cacher suffisamment. Mettez ici une haie, plantez là des chênes - des arbres derrière les arbres, et par-dessus tout, des feuillages toujours verts, car ils maintiennent le mystère autour de vous toute l'année. Le plus agréable compliment que vous pussiez lui faire, c'était de donner à entendre que vous ne l'aviez pas remarqué dans la maison ou la rue où vous l'aviez rencontré. Tandis qu'il souffrait d'être vu où il était, il se consolait par la pensée délicieuse du nombre inimaginable d'endroits où il n'était pas. Tout ce qu'il demandait à son tailleur, c'était cette sobriété de couleur et de coupe qui ne saurait jamais retenir l'œil un instant. Il alla à Vienne, à Smyrne, à Londres. Dans toute la variété des costumes, le carnaval, le kaléidoscope des vêtements, il s'aperçut avec horreur qu'il ne pouvait jamais découvrir dans la rue un homme qui portât quoi que ce fût de pareil à son habillement. Il aurait donné son âme pour l'anneau de Gygès. Le tourment d'être visible, avait émoussé en lui les affres de la mort. « Croyez-vous, » disait-il, « que j'aie une telle terreur d'être tué, moi qui n'attends que le moment de laisser glisser mon vêtement corporel, de me dérober dans les étoiles lointaines, et de mettre des diamètres de systèmes solaires et d'orbites sidérales entre tous les esprits et moi - pour épuiser des siècles dans la solitude et oublier, si possible, jusqu'au souvenir même ? » Ses gaucheries sociales lui donnaient un remords allant jusqu'au désespoir, et il parcourait des kilomètres et des kilomètres pour se défaire de ses contorsions de visage, de ses tressaillements de bras et haussements d'épaules. Dieu peut pardonner les péchés, disait-il, mais pour la maladresse, il n'est point de pardon au ciel ni sur terre. Il admirait Newton, non pas tant pour ses théories sur la lune, que pour sa lettre à Collins, où il défend d'insérer son nom avec la solution du problème dans les Philosophical Transactions : « Cela me ferait peut-être connaître davantage, chose que je m'applique particulièrement à éviter. »

[…]

Nous avons connu maintes gens d'esprit distingué qui avaient cette imperfection de ne pouvoir rien faire d'utile, pas même écrire une phrase correcte. Que tout homme ayant des tendances délicates, soit disqualifié pour la société, c'est chose pire et tragique. A distance, on l'admire ; mais amenez-le face à face, c'est un infirme. Les uns se protègent par l'isolement, d'autres par la courtoisie, d'autres encore par des manières acidulées ou mondaines - chacun cachant comme il peut la sensibilité de son épiderme et son inaptitude à la stricte intimité. Mais, en dehors des habitudes de self-reliance qui doivent tendre en pratique à rendre l'individu indépendant de la race humaine, ou bien d'une religion d'amour, il n'est aucun remède qui puisse atteindre la racine du mal. Un tel individu semble à peine avoir le droit de se marier : comment pourrait-il protéger une femme, celui qui ne peut se protéger lui-même ?

[…]

Mais la nécessité de la solitude est plus profonde que nous ne l'avons dit ; elle est organique. J'ai vu plus d'un philosophe dont le monde n'est assez large que pour une personne. Il affecte d'être un compagnon agréable ; mais nous surprenons constamment son secret, à savoir qu'il entend et qu'il lui faut imposer son système à tout le reste. L'impulsion de chacun est de s'écarter de tous les autres, comme celle des arbres de tendre au libre espace. Quand chacun n'en fait qu'à sa tête, il n'est pas étonnant que les cercles sociaux soient si restreints (…). Nous commençons par l'amitié, et toute notre jeunesse se passe à rechercher et recruter la sainte fraternité qu'elle formera pour le salut de l'homme. Mais les étoiles les plus lointaines semblent des nébuleuses ne formant qu'une lumière ; cependant, il n'est point de groupe que le télescope ne parvienne à dissoudre ; de même, les amis les plus chers sont séparés par d'infranchissables abîmes. La coopération est involontaire, et nous est imposée par le Génie de la Vie, qui se la réserve comme une part de ses prérogatives. Il nous est facile de parler ; nous nous asseyons, méditons, et nous nous sentons sereins et complets ; mais dès que nous rencontrons quelqu'un, chacun devient une fraction.

[…]

Mais il n'est point de métaphysique qui puisse légitimer ou rendre tolérable cet exil parmi les rochers et les échos. C'est là un résultat si contraire à la nature, c'est une vue si incomplète, qu'il faut la corriger par le sens commun et l'expérience. « L'homme naît auprès de son père et y demeure. » L'homme a besoin du vêtement de la société, sinon on a l'impression de quelque chose de nu, de pauvre, d'un membre qui serait comme déplacé et dépouillé. Il doit être enveloppé d'arts et d'institutions, tout comme de vêtements corporels. De temps à autre, un homme de nature rare peut vivre seul, et doit le faire ; mais enfermez la majorité des hommes, et vous les désagrégerez (…). Si vous voulez apprendre à écrire, c'est dans la rue qu'il faut le faire. En vue de l'expression, comme en vue de la fin des beaux-arts, vous devez fréquenter la place publique. La société, et non le collège, voilà le foyer de l'écrivain. Le scholar est un flambeau qu'allument l'amour et le désir de tous les hommes. Sa part et son revenu, ce ne sont jamais ses terres ou ses rentes, mais le pouvoir de charmer l'âme cachée qui se tient voilée derrière ce visage rosé, derrière ce visage viril. Ses productions sont aussi nécessaires que celle du boulanger ou du tisserand. Le monde ne peut se passer d'hommes cultivés. Dès que les premiers besoins sont satisfaits, les besoins supérieurs se font sentir impérieusement.

[…]

Ici encore la Nature se plaît, comme elle le fait si souvent, à nous mettre entre des oppositions extrêmes, et notre salut est dans l'adresse avec laquelle nous suivons la diagonale. La solitude est impraticable, et la société fatale. Il nous faut tenir notre tête dans l'une, et nos mains dans l'autre. Nous y arriverons si, en gardant l'indépendance, nous ne perdons pas notre sympathie. Ces montures merveilleuses doivent être conduites par des mains délicates. Nous avons besoin d'une solitude telle qu'elle nous attache à ses révélations quand nous sommes dans la rue et les palais ; car beaucoup d'hommes sont intimidés dans la société, et vous disent des choses justes en particulier, mais ne s'y tiennent pas en public. Toutefois ne soyons pas victimes des mots. Société et solitude, ce sont là des termes décevants. Ce qui importe, ce n'est pas le fait de voir plus ou moins de gens, mais la promptitude de la sympathie ; une âme saine tirera ses principes de l'intuition, en une ascension toujours plus pure vers le bien suffisant et absolu, et acceptera la société comme le milieu naturel où ils doivent s'appliquer.

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