
Quelques extraits du texte de Ralph Waldo Emerson
« Société et Solitude »
Traduit par Marie Dugard, éd. Armand Collin 1911
[…]
Nous avons connu maintes gens d'esprit distingué qui avaient cette imperfection de ne pouvoir rien faire d'utile, pas même écrire une phrase correcte. Que tout homme ayant des tendances délicates, soit disqualifié pour la société, c'est chose pire et tragique. A distance, on l'admire ; mais amenez-le face à face, c'est un infirme. Les uns se protègent par l'isolement, d'autres par la courtoisie, d'autres encore par des manières acidulées ou mondaines - chacun cachant comme il peut la sensibilité de son épiderme et son inaptitude à la stricte intimité. Mais, en dehors des habitudes de self-reliance qui doivent tendre en pratique à rendre l'individu indépendant de la race humaine, ou bien d'une religion d'amour, il n'est aucun remède qui puisse atteindre la racine du mal. Un tel individu semble à peine avoir le droit de se marier : comment pourrait-il protéger une femme, celui qui ne peut se protéger lui-même ?
[…]
Mais la nécessité de la solitude est plus profonde que nous ne l'avons dit ; elle est organique. J'ai vu plus d'un philosophe dont le monde n'est assez large que pour une personne. Il affecte d'être un compagnon agréable ; mais nous surprenons constamment son secret, à savoir qu'il entend et qu'il lui faut imposer son système à tout le reste. L'impulsion de chacun est de s'écarter de tous les autres, comme celle des arbres de tendre au libre espace. Quand chacun n'en fait qu'à sa tête, il n'est pas étonnant que les cercles sociaux soient si restreints (…). Nous commençons par l'amitié, et toute notre jeunesse se passe à rechercher et recruter la sainte fraternité qu'elle formera pour le salut de l'homme. Mais les étoiles les plus lointaines semblent des nébuleuses ne formant qu'une lumière ; cependant, il n'est point de groupe que le télescope ne parvienne à dissoudre ; de même, les amis les plus chers sont séparés par d'infranchissables abîmes. La coopération est involontaire, et nous est imposée par le Génie de la Vie, qui se la réserve comme une part de ses prérogatives. Il nous est facile de parler ; nous nous asseyons, méditons, et nous nous sentons sereins et complets ; mais dès que nous rencontrons quelqu'un, chacun devient une fraction.
[…]
Mais il n'est point de métaphysique qui puisse légitimer ou rendre tolérable cet exil parmi les rochers et les échos. C'est là un résultat si contraire à la nature, c'est une vue si incomplète, qu'il faut la corriger par le sens commun et l'expérience. « L'homme naît auprès de son père et y demeure. » L'homme a besoin du vêtement de la société, sinon on a l'impression de quelque chose de nu, de pauvre, d'un membre qui serait comme déplacé et dépouillé. Il doit être enveloppé d'arts et d'institutions, tout comme de vêtements corporels. De temps à autre, un homme de nature rare peut vivre seul, et doit le faire ; mais enfermez la majorité des hommes, et vous les désagrégerez (…). Si vous voulez apprendre à écrire, c'est dans la rue qu'il faut le faire. En vue de l'expression, comme en vue de la fin des beaux-arts, vous devez fréquenter la place publique. La société, et non le collège, voilà le foyer de l'écrivain. Le scholar est un flambeau qu'allument l'amour et le désir de tous les hommes. Sa part et son revenu, ce ne sont jamais ses terres ou ses rentes, mais le pouvoir de charmer l'âme cachée qui se tient voilée derrière ce visage rosé, derrière ce visage viril. Ses productions sont aussi nécessaires que celle du boulanger ou du tisserand. Le monde ne peut se passer d'hommes cultivés. Dès que les premiers besoins sont satisfaits, les besoins supérieurs se font sentir impérieusement.
[…]
Ici encore la Nature se plaît, comme elle le fait si souvent, à nous mettre entre des oppositions extrêmes, et notre salut est dans l'adresse avec laquelle nous suivons la diagonale. La solitude est impraticable, et la société fatale. Il nous faut tenir notre tête dans l'une, et nos mains dans l'autre. Nous y arriverons si, en gardant l'indépendance, nous ne perdons pas notre sympathie. Ces montures merveilleuses doivent être conduites par des mains délicates. Nous avons besoin d'une solitude telle qu'elle nous attache à ses révélations quand nous sommes dans la rue et les palais ; car beaucoup d'hommes sont intimidés dans la société, et vous disent des choses justes en particulier, mais ne s'y tiennent pas en public. Toutefois ne soyons pas victimes des mots. Société et solitude, ce sont là des termes décevants. Ce qui importe, ce n'est pas le fait de voir plus ou moins de gens, mais la promptitude de la sympathie ; une âme saine tirera ses principes de l'intuition, en une ascension toujours plus pure vers le bien suffisant et absolu, et acceptera la société comme le milieu naturel où ils doivent s'appliquer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire