Un pouvoir divin



Extrait de l'œuvre de Khalil Gibran « Esprits Rebelles » (1908)
Traduction de l'anglais par Thierry Gillybœuf
Editions Mille et une nuits (2005)


Paragraphe IV

Cinq jours avaient passé, et le ciel était toujours lourd de cette neige qui ensevelissait les montagnes et les prairies sans répit. Khalil, par trois fois, tenta de reprendre son voyage vers les plaines, mais Rachel l'en empêcha à chaque fois : « N'abandonne pas ta vie aux éléments aveugles, mon frère; reste ici, car le pain qui suffit pour deux pourra en nourrir trois aussi bien, et le feu brûlera toujours après ton départ comme avant ton arrivée. Nous sommes pauvres, mon frère, mais comme le reste des gens, nous vivons nos vies à la face du soleil et de l'humanité, et Dieu nous donne notre pain quotidien. » Miriam le suppliait de ses bons regards, et l'implorait avec ses profonds soupirs, car depuis qu'il était entré dans la cabane elle sentait en son âme la présence d'un pouvoir divin qui répandait vie et lumière dans son cœur, et éveillait une affection nouvelle dans le Saint des Saints de son esprit. Pour la première fois, elle éprouva ce sentiment qui fit de son cœur une rose blanche qui sirote les gouttes de rosée de l'aube et exhale son parfum dans le firmament infini. Il n'est pas d'affection plus pure et apaisante pour l'esprit que celle qui se cache dans le cœur d'une jeune fille qui s'éveille subitement, et remplit son esprit de la musique céleste qui rend ses journées pareilles aux rêves des poètes et ses nuits prophétiques. Il n'est pas de secret, dans le mystère de la vie, plus fort et plus beau que cet attachement qui change le silence de l'esprit d'une vierge en une sensibilisation perpétuelle qui lui fait oublier le passé, car il embrase violemment dans le cœur, le doux et irrésistible espoir de l'avenir. La Libanaise se distingue de la femme des autres pays par sa simplicité. La façon dont elle est instruite restreint son progrès du point de vue pédagogique, et se place comme une entrave pour son avenir. Mais c'est pour cette raison aussi qu'elle s'interroge sur elle-même quant à l'inclinaison et au mystère de son cœur. La jeune Libanaise est comme une source qui jaillit du cœur de la terre et suit son cours à travers des méandres sinueux; mais parce qu'elle ne peut trouver une issue vers la mer, elle retourne au lac calme qui réfléchit, sur sa surface croissante, les étoiles scintillantes et la lune brillante. Khalil sentait la vibration du cœur de Miriam se lover fermement autour de son âme, et il savait que la torche divine qui illuminait son cœur avait aussi touché celui de la jeune fille. Il se réjouissait pour la première fois, comme un ruisseau asséché qui accueille la pluie, mais il se reprochait sa hâte, en pensant que cette compréhension spirituelle passerait comme un nuage quand il quitterait ce village. Il se parlait souvent à lui-même en ces termes : « Quel est ce mystère qui joue un rôle si grand dans nos vies? Quelle est cette Loi qui nous conduit sur une route si rocailleuse et nous arrête juste avant que nous n'atteignions la face du soleil où nous pourrions nous réjouir? Quel est ce pouvoir qui élève nos esprits jusqu'à ce que nous atteignions le sommet de la montagne, souriants et fiers, puis nous jette subitement dans les profondeurs de la vallée, en larmes et endoloris? Quelle est cette vie qui nous embrasse comme un amant un jour, et nous combat comme un ennemi le lendemain? N'étais-je pas persécuté hier? N'ai-je pas survécu à la faim, à la soif, à la souffrance et au sarcasme par souci de la Vérité que les cieux ont éveillée en mon cœur? N'ai-je pas dit aux moines que le bonheur par la Vérité est la volonté et le dessein de Dieu pour l'homme? Alors quelle est cette peur? Et pourquoi fermé-je mes yeux à la lumière qui émane des yeux de cette jeune femme? Je suis expulsé et elle est pauvre, mais l'homme ne peut-il vivre que de pain? Ne sommes-nous pas, entre famine et abondance, comme les arbres entre l'hiver et l'été? Mais que dirait Rachel si elle savait que mon cœur et le cœur de sa fille se sont compris en silence, se sont approchés tout près l'un de l'autre et du cercle de la Lumière Suprême? Que dirait-elle si elle découvrait que le jeune homme dont elle a sauvé la vie meurt d'envie de contempler sa fille ? Que diraient les villageois s'ils savaient qu'un jeune homme, élevé dans un couvent, arrivé à leur village par nécessité et parce qu'il avait été expulsé, désire vivre près d'une belle jeune fille? M'écouteront-ils si je leur dis que celui qui quitte le couvent pour vivre parmi eux est comme un oiseau qui s'envole de la cage brisée vers la lumière de la liberté? Que dira le Cheikh Abbas s'il entend mon histoire ? Que dira le prêtre du village s'il apprend la cause de mon expulsion? » Khalil se parlait de cette façon tandis qu'il était assis près de l'âtre, méditant sur les flammes, symbole de son amour; Miriam jetait un regard de temps à autre sur le visage du jeune homme et devinait dans ses yeux les rêves qu'il faisait; elle entendait l'écho de ses pensées et sentait le contact de son amour, quand bien même aucun mot ne fut prononcé. Une nuit qu'il se trouvait près de la petite imposte qui faisait face aux vallées où les arbres et les rochers étaient ensevelis sous de blanches couches, Miriam vint près de lui et regarda le ciel. Quand leurs regards se tournèrent et se croisèrent, il soupira profondément et ferma les yeux comme si son âme voguait dans le vaste ciel à la recherche d'un mot. Il n'en trouva aucun qui fût nécessaire, car le silence parlait pour eux. Miriam se hasarda : « Où iras-tu quand la neige rejoindra les ruisseaux et que les chemins seront secs? » Il ouvrit les yeux, regarda par-delà l'horizon, et répondit : « Je suivrai le chemin qui me mènera à ma destinée et à ma mission où qu'elles soient car la Vérité me guidera. » Miriam soupira tristement et proposa : « Pourquoi ne resterais-tu pas ici, pour vivre près de nous? Es-tu obligé d'aller ailleurs? » Il fut ému par sa bonté et ses mots doux, mais protesta : « Les villageois d'ici n'accepteront pas un moine expulsé comme voisin, et ne lui permettront pas de respirer l'air qu'ils respirent parce qu'ils croient que l'ennemi du couvent est un infidèle, maudit par Dieu et Ses saints. » Miriam eut recours au silence, car la Vérité qui la faisait souffrir l'empêchait de poursuivre toute conversation. Alors Khalil se détourna et expliqua : « Miriam, ces villageois ont appris de ceux qui nous gouvernent à haïr quiconque pense librement : ils sont éduqués à rester à distance de ceux dont les esprits s'élancent vers le haut; Dieu n'aime pas être adoré par un homme ignorant qui imite quelqu'un d'autre; si je restais dans ce village et demandais aux gens d'adorer Dieu comme il leur plaît, ils diraient que je suis un infidèle qui désobéit à l'autorité que Dieu a donnée au prêtre. Si je leur demandais d'écouter et d'entendre la voix de leurs cœurs, et d'agir en harmonie avec la volonté de l'esprit qui s'y trouve, ils diraient que je suis un mauvais homme qui veut supprimer le clergé que Dieu mit entre les cieux et la terre. » Khalil regarda Miriam dans les yeux et, d'une voix pareille au son des cordes d'argent, il dit : « Mais, Miriam, il y a une puissance magique en ce village qui me possède et dévore mon âme; une puissance divine qui me fait oublier ma peine. Dans ce village, j'ai rencontré le vrai visage de la Mort, et là, mon âme a embrassé l'esprit de Dieu. Dans ce village, il y a une belle fleur qui a poussé sur l'herbe sans vie; sa beauté attire mon cœur et son parfum emplit son domaine. Quitterai-je cette fleur importante, pour partir prêcher les idées qui ont provoqué mon expulsion du couvent; ou resterai-je à côté d'elle, creuser une tombe où j'enterrerai mes pensées et mes vérités parmi les épines avoisinantes? Que dois-je faire, Miriam? » À ces mots, elle frissonna comme un lis dans la brise folâtre de l'aube. Son cœur luisait dans ses yeux quand elle bredouilla : « Nous sommes tous deux dans les mains d'un pouvoir mystérieux et miséricordieux. Qu'il fasse selon sa volonté. » À cet instant, les deux cœurs se rejoignirent et par la suite les deux âmes devinrent une torche en flamme qui illuminait leurs vies.

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