Causes du Paupérisme


Extraits de l'œuvre d'Alexis de Tocqueville (1805-1859)
"Mémoire sur le paupérisme"
publiée en 1835 dans les Mémoires de la Société académique de Cherbourg
Version numérique réalisée par Jean-Louis Benoît


Première Partie


(...) Pour bien comprendre ma pensée, je sens le besoin de remonter pour un moment jusqu'à la source des sociétés humaines. Je descendrai ensuite rapidement le fleuve de l'humanité jusqu'à nos jours.

Voici les hommes qui se rassemblent pour la première fois. Ils sortent des bois, ils sont encore sauvages; ils s'associent non pour jouir de la vie, mais pour trouver les moyens de vivre. Un abri contre l'intempérie des saisons, une nourriture suffisante, tel est l'objet de leurs efforts. Leur esprit ne va pas au-delà de ces biens, et, s'ils les obtiennent sans peine, ils s'estiment satisfaits de leur sort et s'endorment dans leur oisive aisance. J'ai vécu au milieu des peuplades barbares de l’Amérique du Nord; j'ai plaint leur destinée, mais eux ne la trouvaient point cruelle. Couché au milieu de la fumée de sa hutte, couvert de grossiers vêtements, ouvrage de ses mains ou produit de sa chasse, l'Indien regarde en pitié nos arts, considérant comme un assujettissement fatigant et honteux les recherches de notre civilisation; il ne nous envie que nos armes.

Parvenus à ce premier âge des sociétés, les hommes ont donc encore très peu de désirs, ils ne ressentent guère que des besoins analogues à ceux qu'éprouvent les animaux; ils ont seulement découvert dans l'organisation sociale le moyen de les satisfaire avec moins de peine. Avant que l'agriculture leur soit connue, ils vivent de la chasse; du moment qu'ils ont appris l'art de faire produire à la terre des moissons, ils deviennent cultivateurs. Chacun tire alors du champ qui lui est échu en partage de quoi pourvoir à sa nourriture et à celle de ses enfants. La propriété foncière est créée et avec elle on voit naître l'élément le plus actif du progrès.

Du moment où les hommes possèdent la terre, ils se fixent. Ils trouvent dans la culture du sol des ressources abondantes contre la faim. Assurés de vivre, ils commencent à entrevoir qu'il se rencontre dans l'existence humaine d'autres sources de jouissances que la satisfaction des premiers et des plus impérieux besoins de la vie.

Tant que les hommes avaient été errants et chasseurs, l'inégalité n'avait pu s'introduire parmi eux d'une manière permanente. Il n'existait point de signe extérieur qui pût établir d'une façon durable la supériorité d'un homme et surtout d'une famille sur une autre famille ou sur un autre homme; et ce signe eût-il existé, on n'aurait pu le transmettre à ses enfants. Mais dès l'instant où la propriété foncière fut connue et où les hommes eurent converti les vastes forêts en riches guérets et grasses prairies, de ce moment on vit des individus réunir dans leurs mains beaucoup plus de terre qu'il n'en fallait pour se nourrir et en perpétuer la propriété dans les mains de leur postérité. De là l'existence du superflu; avec le superflu naît le goût des jouissances autres que la satisfaction des besoins les plus grossiers de la nature physique.

C'est à cet âge des sociétés qu'il faut placer l’origine de presque toutes les aristocraties.

Tandis que quelques hommes connaissent déjà l'art de concentrer dans les mains d'un petit nombre, avec la richesse et le pouvoir, presque toutes les jouissances intellectuelles matérielles que peut présenter l'existence, la foule à demi sauvage ignore encore le secret de répandre l'aisance et la liberté sur tous. A cette époque de l'histoire du genre humain, les hommes ont déjà abandonné les grossières et orgueilleuses vertus qui avaient pris naissance dans les bois; ils ont perdu ces avantages de la barbarie, sans acquérir ce que la civilisation peut donner. Attachés à la culture du sol comme à leur seule ressource, ils ignorent l'art de défendre les fruits de leurs travaux. Placés entre l'indépendance sauvage qu'ils ne peuvent plus goûter, et la liberté civile et politique qu'ils ne comprennent point encore, ils sont livrés sans recours à la violence et à la ruse, et se montrent prêts à subir toutes les tyrannies, pourvu qu'on les laisse vivre ou plutôt végéter près de leurs sillons.

C'est alors que la propriété foncière s'agglomère outre mesure; que le gouvernement se concentre dans quelques mains. C'est alors que la guerre, au lieu de mettre en péril l'état politique des peuples ainsi qu'il arrive de nos jours, menace la propriété individuelle de chaque citoyen; que l'inégalité atteint dans le monde ses extrêmes limites et qu'on voit s'étendre l'esprit de conquête qui a été comme le père et la mère de toutes les aristocraties durables.

Les Barbares qui ont envahi l'Empire romain à la fin du IVe siècle étaient des sauvages qui avaient entrevu ce que la propriété foncière présente d'utile et qui voulurent s'attribuer exclusivement les avantages qu'elle peut offrir. La plupart des provinces romaines qu'ils attaquèrent étaient peuplées par des hommes attachés depuis longtemps déjà à la culture de la terre, dont les mœurs s'étaient amollies parmi les occupations paisibles des champs et chez lesquels cependant la civilisation n'avait point encore fait d'assez grands progrès pour les mettre en état de lutter contre l'impétuosité primitive de leurs ennemis. La victoire mit dans les mains des barbares non seulement le gouvernement, mais la propriété des tiers. Le cultivateur, de possesseur devint fermier. L'inégalité passa dans les lois; elle devint un droit après avoir été un fait. La société féodale s'organisa et l'on vit naître le Moyen Age. Si l'on fait attention à ce qui ce passe dans le monde depuis l'origine des sociétés, on découvrira sans peine que l'égalité ne se rencontre qu'aux deux bouts de la civilisation. Les sauvages sont égaux entre eux parce qu'ils sont tous également faibles et ignorants. Les hommes très civilisés peuvent tous devenir égaux parce qu'ils ont tous à leur disposition des moyens analogues d'atteindre l'aisance et le bonheur. Entre ces deux extrêmes se trouvent l'inégalité des conditions, la richesse, les lumières, le pouvoir des uns, la pauvreté, l'ignorance et la faiblesse de tous les autres.

[...]

Cependant d'autres causes encore contribuent au développement graduel du paupérisme.

L'homme naît avec des besoins, et il se fait des besoins. Il tient les premiers de sa constitution physique, les seconds de l'usage et de l’éducation. J'ai montré qu'à l'origine des sociétés les hommes n'avaient guère que des besoins naturels, ne cherchant qu'à vivre; mais à mesure que les jouissances de la vie sont devenues plus étendues, ils ont contracté l’habitude de se livrer à quelques-unes d’entre elles, et celles-là ont fini par leur devenir presque aussi nécessaires que la vie elle-même. Je citerai l'usage du tabac, parce le tabac est un objet de luxe qui a pénétré jusque dans les déserts et qui a créé parmi les sauvages une jouissance factice, qu'il faut à tout prix se procurer. Le tabac est presque indispensable aux Indiens que la nourriture; ils sont aussi tentés de recourir à la charité de leurs semblables, quand ils sont privés de l'un, que quand l'autre leur manque. Ils ont donc une cause de mendicité inconnue à leurs pères. Ce que j'ai dit pour le tabac s'applique à une multitude d'objets dont on ne saurait se passer dans la vie civilisée. Plus une société est riche, industrieuse, prospère, plus les jouissances du plus grand nombre deviennent variées et permanentes; plus elles sont variées et permanentes, plus elles s'assimilent par l'usage et l'exemple, à de véritables besoins. L'homme civilisé est donc infiniment plus exposé aux vicissitudes de la destinée que l'homme sauvage. Ce qui n'arrive au second que de loin en loin et dans quelques circonstances, peut arriver sans cesse et dans des circonstances très ordinaires au premier. Avec le cercle de ses jouissances, il a agrandi le cercle de ses besoins et il offre une plus large place aux coups de la fortune. De là vient que le pauvre d'Angleterre paraît presque riche au pauvre de France; celui-ci à l'indigent espagnol. Ce qui manque à l'Anglais n'a jamais été en la possession du Français. Et il en est ainsi à mesure qu'on descend l'échelle sociale. Chez les peuples très civilisés, le manque d'une multitude de choses cause la misère; dans l' état sauvage, la pauvreté ne consiste qu'à ne pas trouver de quoi manger.



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