Le Beau et le Vrai





"Oui je sais,
je suis beaucoup plus beau que toi"






Extrait de l'œuvre d'Alain (Émile Chartier) "Propos sur l'esthétique" (1923)
1re Édition, Paris: Librairie Stock, Collection Les Contemporains
Version numérique réalisée par Marcelle Bergeron


Livre XXV: Le Beau et le Vrai


On s'est bien moqué du maître de Rhétorique à l'ancienne mode, qui disait : « Ah ! Messieurs, que cela est beau ! ». Je ne crois pourtant pas qu'il soit bon de dissoudre un auteur, comme on veut faire aujourd'hui, dans l'histoire environnante. La fin de la culture étant de connaître la nature humaine, chose pressante et difficile, il faut bien entendre à quelles conditions nous sommes soumis. Science courte et expérience longue. Et, comme on voit que chacun invente aussitôt une théorie de la nature humaine selon ses intérêts et ses passions, l'un disant : « Tous les hommes sont paresseux », et, l'autre : « Toutes les femmes sont sottes », et quelques-uns : « Tous sont fous plus ou moins » il est nécessaire de reprendre pied dans le monde des hommes, et d'appeler en témoignage l'humanité tout entière. Or, c'est le beau, ici qui est le signe du vrai. C'est un signe qui ne peut tromper. J'oserais dire que c'est le corps humain qui témoigne, et qui confirme l'esprit toujours un peu errant en sa propre cause. Car le beau d'un poème, d'une scène dramatique, ou d'un roman, dispose aussitôt le corps impérieusement selon le bonheur, ce qui prouve que toutes les fonctions sont, pour un court moment, ensemble comme elles doivent être. Et c'est ainsi que la belle musique s'affirme, sans laisser aucun doute ; seulement la belle musique ne dit rien d'autre, et laisse l'esprit presque sans pensée ; et les beaux-arts, l'art d'écrire mis à part, posent certainement l'esprit, mais ne le nourrissent point. Au lieu que les écrivains disciplinent en même temps cette fureur de parler à soi qui est la pensée. Ainsi la forme belle nous détourne de rompre d'abord les maximes et les traits pour en faire monnaie selon l'humeur. Au contraire nous sommes ramenés de nos faibles réflexions à la parole humaine, qui prend par là puissance de fait.

Que faisons-nous d'un fait humain ? Il est mis en pièces aussitôt, par la manie discoureuse. Mais le beau est un fait humain qui ne se laisse pas changer ; le corps en quelque sorte le reconnaît par cette attitude imitative dont le sentiment nous avertit assez. C'est pourquoi je n'ai jamais méprisé ces hommes de l'autre génération, qui parlaient par citations. Cela valait toujours mieux que ce qu'ils auraient dit à leur manière. Certainement il vaut mieux réfléchir et juger par soi ; mais le peut-on faire sans quelque pensée résistante ? Montaigne fait bien voir le prix de ces manières de dire que des milliers d'admirateurs nous apportent et qui sont comme des centres de méditation. Le beau nous somme de penser. Devant un beau vers ou devant une belle maxime, l'esprit est tenu de rendre compte de cet immense pouvoir ; et, puisque le commentaire n'égale jamais le trait, c'est un signe qu'il faut revenir et rassembler ses pensées, comme des troupes, autour du Signe. Par opposition, je comprends mieux un certain genre de médiocrité raisonnable où je reconnais des pensées humaines, mais en quelque sorte décomposées, ce qui se voit à une grande dépense de moyens logiques ; qui sont donc, parce que, premièrement et deuxièmement ; ce sont des cris de déroute ; les preuves s'en vont à la dérive. Qu'est-ce qui n'a pas été prouvé ? Mais il y a heureusement des pensées qui sont posées, parce qu'elles sont belles. Et celui qui n'a pas admiré avant de comprendre est disposé à ces pensées d'avocat, qui ne sont point du tout des pensées. Comme le vrai des choses nous tient par la nécessité, le vrai de l'homme nous tient par la beauté. Comme l'homme est fait, il danse.

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