Entre passé et futur



Soft Watch at the Moment of First Explosion
Oeuvre de 1954 du peintre surréaliste
Salvador Dali
(1904-1989)








Extrait du film “Quels temps font-ils?” (2001),
écrit par Etienne Klein et Marc Lachièze-Rey,
réalisé par Hervé LIEVRE
avec Anne Coutureau et Philippe Bouclet




PHILIPPE: Ah, te voilà! Je commençais à trouver le temps long.

ANNE: Le temps ne peut pas être long, ni court d'ailleurs. Il est ce qu'il est, Tonton; comme toi ...

PHILIPPE: Je voulais dire que le temps passe lentement lorsque je t'attends.

ANNE: C'est gentil, mais ce que je voulais dire, c'est que le temps passe toujours de la même manière, identiquement à lui-même. Les montres et les horloges coïncident toujours.
On y va ?

PHILIPPE: On y va, mais je ne suis pas d'accord.

ANNE: Le temps des montres passe toujours de la même manière. Mais c'est vrai qu'il n'en est pas de même du temps que nous ressentons. " Il y’a des moments qui durent longtemps."

PHILIPPE: Et il y’en a d'autres qui passent trop vite.

ANNE: C'est le temps psychologique dont tu parles, là, aussi élastique qu'un élastique. Il a ses rythmes, ses variations, fonction des circonstances.

PHILIPPE: Tu vois bien que le temps ressenti ne s'écoule pas toujours de la même manière. Il n'est pas uniforme comme le temps qu'indiquent nos montres.

ANNE: Personne ne sait vraiment ce qu'est le temps.

PHILIPPE: Pourtant, tout le monde sait de quoi on parle quand on parle du temps.

ANNE: C'est un piège. Le mot "temps" ne dit pratiquement rien de la chose qu'il désigne.

PHILIPPE: Ce que vous pouvez être compliqués vous les jeunes.

ANNE: Eh bien, vas y donne-moi une définition.

PHILIPPE: Facile, j'en ai au moins trois.
Tiens, un : le temps, c'est ce qui passe quand rien ne se passe.

ANNE: Bof.

PHILIPPE: Deux le temps, c'est ce qui fait que tout se fait ou se défait.

ANNE: Ouais ...

PHILIPPE: Bon ... Trois : le temps c'est l'ordre des choses qui se succèdent.

ANNE: Un peu facile, tout ça.
Moi aussi je peux le faire : dire par exemple que le temps c'est le devenir en train de devenir. Ou bien - et c'est encore plus drôle - que le temps est le moyen le plus commode qu'a trouvé la nature pour que tout ne se passe pas d'un seul coup. Tu vois bien que toutes ces expressions contiennent déjà l'idée du temps. Par exemple dans ta dernière définition, tu as évoqué l'idée de succession. Or cette idée présuppose celle du temps, comme le verbe "passer". Donc tes définitions du temps se mordent la queue. Ce sont des tautologies, qui ne disent rien de plus que la chose qu'elles désignent, ou tout au plus des métaphores, qui ne parviennent pas à rendre compte de la véritable nature du temps.

PHILIPPE: Ben ...

ANNE: Admets que le mot temps n'a pas un sens qui lui soit donné par quelques chose d'autre que nous, les hommes.

PHILIPPE: Soit, mais cela est valable pour chaque mot: un mot n'a que le sens que quelqu'un lui a donné.

ANNE: C'est comme le mouvement de l'aiguille sur le cadran d'une horloge, c'est une représentation. Mais cette représentation est culturelle. C'est un mouvement dans l'espace que nous voyons, et nous associons ce mouvement au temps qui passe.

PHILIPPE: Essaierais-tu de me dire que le temps n'existe pas?

ANNE: Certains philosophes le soutiennent.

PHILIPPE: Je vois bien les traces du passé, donc il y a bien eu un passé. Or, pour qu'il y ait du passé, il faut qu'il y ait du temps!

ANNE : Oui, mais justement, es-tu certain que le temps existe autrement que par les traces qu'il laisse dans l'espace. Les écoulements, par exemple les érosions, les statues de la façade, les battements réguliers, les cycles.

PHILIPPE: Ça fait déjà beaucoup, sans compter que le temps, ça se mesure!

ANNE : Pas exactement. Ce que l’on mesure se sont des durées

PHILIPPE: Tu chipotes.

ANNE : Non. Les effets du temps peuvent toujours être désignés autrement que par le mot temps. Ce que nous constatons autour de nous, ce sont des mouvements, des altérations, des vieillissements, des chronologies, des répétitions, des cycles, mais jamais du "temps pur". Si nous choisissons d'exprimer tous ces phénomènes au moyen du seul mot "temps", c'est par simplicité. Mais cette simplicité se paye: on ne sait plus très bien ce que désigne ce mot. En fait, si c'est si difficile, c'est parce que nous ne pouvons pas nous mettre en retrait par rapport au temps. Nous ne pouvons pas l'observer en le mettant à distance puisque qu'il nous affecte sans cesse. Nous sommes inexorablement dans le temps.

ANNE: Le passé n'existe pas: il est révolu. L'avenir n'existe pas non plus, puisqu'il n'est pas encore advenu.

PHILIPPE: Tu joues un peu sur les mots là. Mais enfin, au moins, tu ne peux pas nier que le présent existe.

ANNE: C'est compliqué, le présent n'est qu'un instant, qui disparaît dès qu'il apparaît. Il a déjà fini d'être dès qu'il est sur le point de commencer. Le présent existe, mais il est toujours en train de disparaître, en même temps qu'il se renouvelle. Il ne dure pas, puisqu'il ne cesse de s'enfuir. Et en même temps, il dure toujours puisque nous sommes constamment dedans.

PHILIPPE: Joli paradoxe! Tu exagères un peu. Non?

ANNE: Tu es tout de même bien d'accord que le propre du présent, c'est d'être toujours là et d'être toujours en train de disparaître. C'est peut-être là que se tient la nature profonde du temps.

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