Le savoir empirique




l’Homme de Vitruve
Dessin réalisé vers 1487 par
Léonard de Vinci
(1452-1519)
basé sur le travail de l'architecte
Marcus Vitruvius
(1er siècle avant J.C.)






Extrait de l'œuvre de David Hume
"Enquête sur l’entendement humain" (1748)
Traduit en français par Philippe Folliot (2002)
Version numérique réalisée par Philippe Folliot

Section 4 : Doutes sceptiques sur les opérations de l'entendement

Première partie :


Tous les objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturelle­ment être répartis en deux genres, à savoir les Relations d'Idées et les Choses de Fait. Du premier genre sont les sciences de la Géométrie, de l'Algèbre et de l'Arithmétique et, en un mot, toute affirmation intuitivement ou démonstrati­ve­ment certaine. "Le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés" est une proposition qui énonce une relation entre ces figures. "Trois fois cinq est égal à la moitié de trente" énonce une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre sont découvertes par la seule activité de l'esprit, indépendamment de tout ce qui existe dans l'univers. Quand bien même il n'y aurait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.

Les choses de fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de la même façon. L'évidence que nous avons de leur vérité, si grande qu'elle soit, n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait est malgré tout possible, car il n'implique jamais contra­diction et il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même netteté que s'il correspondait à la réalité. "Le soleil ne se lèvera pas demain" n'est pas une proposition moins intelligible et qui implique plus contradiction que l'affirma­tion "il se lèvera". Nous essayerions donc en vain de démontrer sa fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et ne pourrait jamais être distinctement conçue par l'esprit.

C'est donc peut-être un sujet digne de curiosité que de rechercher quelle est la nature de cette évidence qui nous assure d'une existence réelle ou d'une chose de fait, au-delà du témoignage présent des sens et de ce qu'a enregistré la mémoire. Cette partie de la philosophie a été visiblement peu cultivée par les anciens et par les modernes. Aussi nos doutes et nos erreurs, dans la pour­suite d'une recherche aussi importante, peuvent être d'autant plus excusables que nous marchons dans un difficile chemin, sans guide et sans direction. Ces doutes et ces erreurs peuvent même se montrer utiles, en éveillant la curiosité, et en détruisant la confiance et la sécurité implicites, qui sont le fléau de tout raisonnement et de toute recherche libre. La découverte des défauts de la philosophie habituelle, si tant est qu'il y en ait, ne conduira pas, je pense, au découragement, mais nous incitera plutôt, comme c'est souvent le cas, à tenter quelque chose de plus complet et de plus satisfaisant que ce qui a été proposé jusqu'à maintenant au public.

Tous les raisonnements sur les choses de fait semblent être fondés sur la relation de cause à effet. C'est par cette relation seule que nous pouvons aller au-delà du témoignage de notre mémoire et de nos sens. Si vous aviez à demander à quelqu'un pourquoi il croit à l'existence d'une chose de fait qui ne lui est pas directement présente, par exemple pourquoi il croit que son ami est à la campagne, ou en FRANCE, il vous donnerait une raison; et cette raison serait un autre fait, comme une lettre qu'il aurait reçue de lui, ou la connaissance de ce que cet ami avait projeté et arrêté. Un homme qui trouverait une montre ou quelque autre machine sur une île déserte estimerait qu'il y a déjà eu des hommes sur cette île. Tous nos raisonnements sur les faits sont de même nature, et il y est constamment supposé qu'il y a une connexion entre le fait présent et celui qui en est inféré. Si rien ne liait ces faits entre eux, l'inférence serait tout à fait incertaine. L'audition d'une voix articulée et d'un discours sensé dans le noir nous assure de la présence de quelqu'un. Pourquoi? Parce que ces sons sont les effets de la façon dont l'homme est fait, de sa structure, et qu'ils sont en étroite connexion avec cette structure. Si nous analysons tous les autres raisonnements de cette nature, nous trouverons qu'ils sont fondés sur la relation de cause à effet, et que cette relation est proche ou éloignée, directe ou collatérale. La chaleur et la lumière sont des effets collatéraux du feu, et l'un des effets peut être inféré de l'autre.

Si nous voulons donc mener à bien l'étude de la nature de cette évidence qui nous donne des certitudes sur les faits, nous devons rechercher comment nous parvenons à la connaissance de la cause et de l'effet.

Je me risquerai à affirmer, comme une proposition générale qui n'admet pas d'exception, que la connaissance de cette relation n'est atteinte en aucun cas par des raisonnements a priori, mais provient entièrement de l'expérience, quand nous trouvons des objets particuliers en conjonction constante l'un avec l'autre. Présentons un objet à un homme dont la raison naturelle et les facultés sont aussi fortes que possible. Si cet objet est nouveau pour lui, il ne sera pas capable, avec l'examen le plus rigoureux de ses qualités sensibles, de découvrir l'une de ses causes ou l'un de ses effets. ADAM, même en supposant qu'il disposât dès le début de facultés rationnelles tout à fait parfaites, n'aurait pas pu inférer de la fluidité et de la transparence de l'eau qu'elle l'asphyxierait, ni de la lumière et de la chaleur du feu qu'il le consumerait. Un objet ne nous révèle jamais, par les qualités qui apparaissent aux sens, les causes qui l'ont produit et les effets qui en naîtront, et notre raison, sans l'aide de l'expérience, ne peut jamais tirer une inférence sur une existence réelle et une chose de fait.

La proposition "les causes et les effets sont découvertes non par la raison mais par l'expérience" sera facilement admise pour des objets qui, nous nous en souvenons, nous étaient avant totalement inconnus. Nous sommes en effet conscients que nous étions réduits à une totale incapacité de prédire leurs effets. Présentez deux morceaux de marbre poli à un homme n'ayant aucune teinture de philosophie naturelle. Il ne découvrira jamais que ces deux morceaux adhèrent l'un à l'autre de manière telle qu'il faut une grande force pour les séparer en suivant une ligne perpendiculaire alors qu'ils n'offrent qu'une faible résistance à une pression latérale. Des phénomènes tels qu'ils ne possèdent que peu d'analogies avec le cours habituel de la nature ne sont connus, nous l'avouons entièrement, que par l'expérience, et aucun homme n'imagine que l'explosion de la poudre à canon et l'attraction de l'aimant aient jamais pu être découverts par des arguments a priori. De la même manière, quand on suppose qu'un effet dépend d'un mécanisme complexe ou d'une organisation secrète des parties, nous ne faisons aucune difficulté à attribuer toute notre connaissance à l'expérience. Qui soutiendra qu'il peut donner la raison dernière qui explique pourquoi le pain ou le lait convient à l'alimentation de l'homme, non à celle du lion et du tigre?

Mais cette vérité, à première vue, peut sembler ne pas avoir la même évidence pour les événements qui nous sont devenus familiers depuis la naissance, événements qui entretiennent une analogie étroite avec le cours entier de la nature et qui, suppose-t-on, dépendent des qualités sensibles de l'objet, sans dépendre de la structure secrète des parties. Nous avons tendance à penser que nous pourrions découvrir ces effets par la seule opération de notre raison, sans l'expérience. Nous nous figurons que, si nous avions été mis soudainement dans ce monde, nous pourrions d'emblée inférer qu'une boule de billard communique du mouvement à une autre par un choc, et que nous n'aurions pas besoin d'attendre l'événement pour nous prononcer sur lui avec certitude. Tel est l'empire de l'habitude que, là où elle est la plus forte, elle ne dissimule pas seulement notre ignorance naturelle mais aussi se cache elle-même, et semble ne jouer aucun rôle, tout bonnement parce qu'elle est constatée au plus haut degré.

Mais pour nous convaincre que toutes les lois de la nature, et toutes les opérations des corps, sans exception, sont connues uniquement par l'expérience, les réflexions qui suivent peuvent peut-être suffire. Si un objet nous est présenté, et si nous devons nous prononcer sur les effets qui en résultent, sans consulter les observations passées, de quelle manière, je vous prie, l'esprit devra-t-il procéder pour mener à bien cette opération? Il devra inventer ou imaginer un événement qu'il considérera comme l'effet de l'objet, et il est manifeste que cette invention sera entièrement arbitraire. Il est impossible que l'esprit découvre jamais, même par la recherche et l'examen les plus rigoureux, l'effet de la cause supposée; car l'effet est totalement différent de la cause, et il ne peut jamais par conséquent, être découvert en elle. Le mouvement de la seconde boule de billard est totalement différent du mouvement de la première boule, et il n'y a rien dans l'un qui suggère la plus petite explication sur l'autre. Une pierre ou une pièce de monnaie laissée en l'air sans support tombe immédiatement. Mais à considérer le problème a priori, y a-t-il quelque chose que nous découvrons dans cette situation qui puisse faire naître l'idée d'un mouvement vers le haut plutôt que l'idée d'un mouvement vers le bas, ou l'idée de tout autre mouvement, dans la pierre ou le métal?

Et de même que la première imagination ou invention d'un effet particulier, dans les phénomènes naturels, est arbitraire si nous ne consultons pas l'expérience, de même nous devons considérer comme arbitraire le supposé lien, la supposée connexion qui relie la cause et l'effet et qui rend impossible qu'un autre effet puisse résulter de l'action de cette cause. Quand je vois, par exemple, une boule de billard qui se meut en ligne droite vers une autre boule, même en supposant que le mouvement de la seconde boule me vienne à l'esprit par accident, comme le résultat de leur contact ou impulsion, ne puis-je pas concevoir que cent événements différents pourraient aussi bien suivre de cette cause? Ces deux boules ne peuvent-elles pas demeurer dans un repos absolu? La première boule ne peut-elle pas revenir en ligne droite ou rebondir dans une autre direction, selon un trajet différent? Ces hypothèses sont cohérentes et concevables. Pourquoi alors donner la préférence à l'une, qui n'est pas plus cohérente et concevable que les autres? Tous nos raisonnements a priori ne seront jamais capables de nous indiquer le fondement de cette préférence.

En un mot, tout effet est ainsi un événement distinct de sa cause. Il ne peut donc être découvert dans la cause, et il est entièrement arbitraire de l'inventer ou de le concevoir dès l'abord. Et même après que l'effet nous a été suggéré, sa conjonction avec la cause doit apparaître également arbitraire; car il y a toujours de nombreux autres effets qui doivent paraître à la raison tout aussi cohérents et naturels. C'est donc en vain que nous prétendrions déterminer un seul événement, ou inférer une cause ou un effet, sans le secours de l'observation et de l'expérience.

Par suite, nous pouvons découvrir la raison pour laquelle aucun philosophe, du moins raisonnable et modeste, n'a jamais eu la prétention d'assigner la cause dernière d'un phénomène naturel, ou de montrer distinctement l'action de ce pouvoir qui produit un seul effet dans l'univers. On avoue que le but ultime des efforts de la raison humaine est de réduire les principes qui produisent les phénomènes naturels à une plus grande simplicité et de ramener les nombreux effets particuliers à un petit nombre de causes générales au moyen de raisonnements fondés sur l'analogie, l'expérience et l'observation. Mais les causes de ces causes générales, nous tenterions en vain de les découvrir et nous ne serons jamais capables d'une certitude sur ce sujet par une explication déterminée. Ces ressorts et ces principes derniers ne s'ouvriront jamais à la curiosité et à la recherche humaine. L'élasticité, la gravité, la cohésion des parties, la communication du mouvement par les chocs, ce sont les seuls principes et cause ultimes que nous puissions jamais découvrir dans la nature; et nous pouvons nous estimer suffisamment heureux si, par des recherches et des raisonnements rigoureux, nous pouvons remonter des phénomènes particuliers aux principes généraux, ou du moins nous en approcher. Dans cette sorte de philosophie qui traite des phénomènes naturels, la plus parfaite philosophie recule seulement un peu plus notre ignorance, pendant que, dans l'espèce qu'on appelle morale ou métaphysique, la plus parfaite sert uniquement à découvrir des portion plus larges de cette ignorance. Ainsi, l'observation de l'aveuglement humain et de la faiblesse de l'homme est le résultat de toute la philosophie, et nous la rencontrons à chaque détour, malgré nos tentatives pour l'éluder ou l'éviter.

La géométrie, quand elle est utilisée en philosophie naturelle, n'est jamais capable de remédier à ce défaut et, avec l'exactitude de ses raisonnements, pour laquelle elle est avec justice tant célébrée, elle n'est jamais capable de nous mener à la connaissance des causes dernières. Toutes les branches des mathématiques appliquées partent de l'hypothèse que certaines lois sont établies par la nature dans ses opérations, et des raisonnements abstraits sont employés, soit pour assister l'expérience dans la découverte de ces lois, soit pour déterminer leur influence dans des cas particuliers où cette influence dépend d'un degré précis de distance et de quantité. Ainsi, c'est une loi du mouvement, découverte par expérience, que le moment ou la force d'un corps en mouvement est en raison composée ou en proportion [du produit] de la masse et de la vitesse et que par conséquent une petite force peut écarter le plus grand obstacle ou soulever le plus grands poids si, par quelque artifice ou mécanisme, nous pouvons accroître la vitesse de cette force et la rendre supérieure à la force antagoniste. La géométrie nous aide dans l'application de cette loi, en nous fournissant les dimensions exactes des parties et des figures qui peuvent entrer dans toutes les espèces de machines. Cependant, la découverte de la loi elle-même est due à la seule expérience, et tous les raisonnements abstraits du monde ne sauraient nous faire faire un pas vers la connaissance de cette loi. Quand nous raisonnons a priori et que nous considérons un objet, ou une cause, tel qu'il apparaît à l'esprit indépendamment de toute observation, il ne saurait jamais nous suggérer l'idée d'un objet tel que son effet; encore moins nous montrer la connexion inséparable et inviolable entre cette cause et cet effet. Il faudrait être très perspicace pour découvrir par raisonnement que le cristal est l'effet de la chaleur et que la glace est l'effet du froid sans avoir été antérieurement familiarisé avec l'opération de ces qualités.


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